Si elle a permis au peuple algérien de s'affranchir des chaînes du colonialisme, la Révolution n'en demeure pas moins inachevée. "À vous qui êtes appelés à nous juger (...)." C'était, il y a soixante ans : un groupe de jeunes nationalistes, lassé des tiraillements, des atermoiements et des divisions de l'élite politique d'alors, adresse au peuple algérien et aux militants de la cause nationale un appel dans lequel ils les exhortent à briser le joug colonial. Un appel vite entendu puisque sept ans et demi plus tard, les Algériens recouvrent, après un lourd tribut, leur Indépendance. Cette Révolution, l'une des plus prestigieuses au monde, qui a forcé l'admiration de peuples entiers, dont des révolutionnaires comme Hamilcar Cabral qui a laissé sa phrase célèbre "Les chrétiens vont au Vatican, les musulmans à La Mecque et les révolutionnaires à Alger", si elle a permis au peuple algérien de s'affranchir des chaînes du colonialisme, elle n'en demeure pas moins inachevée. Soixante ans après l'insurrection, d'aucuns se demandent si l'Algérie a exaucé le vœu de ses nombreux martyrs et accompli les idéaux de la déclaration du 1er Novembre et de la plateforme de la Soummam. L'Algérie est-elle aujourd'hui "sociale, démocratique dans le cadre des principes islamiques où les libertés fondamentales sont respectées sans distinction de race et de confession" ? "Le politique prime-t-il sur le militaire ?" En dehors des auto-satisfecits de ceux qui ont eu à présider aux destinées du pays depuis l'Indépendance, l'avis largement dominant est que les Algériens sont loin d'avoir parachevé leur Révolution. Le jugement est sans appel : l'Algérie rêvée par les "fils de la Toussaint" reste à construire. En dépit des efforts consentis dès l'Indépendance pour la mise en place d'un Etat, d'institutions fortes, des efforts pour mettre en place une économie de nature à répondre aux préoccupations de la population, force est de constater que les ratés sont nombreux. À commencer par la consécration de la démocratie. Souhaitée par les acteurs de la Révolution, la démocratie a été étouffée dès le lendemain de l'Indépendance par une poignée de militaires qui ont tôt fait d'instituer un régime dont nous subissons, à ce jour, les méfaits. Alors que des figures historiques sont éliminées ou poussées à l'exil sans que justice ne leur soit rendue à ce jour, l'option économique adoptée, selon des recettes socialisantes, a eu pour effet de développer le parasitisme, d'inhiber les initiatives. Soixante après l'Indépendance, l'Algérie ne dispose toujours pas d'un modèle économique qui assure la prospérité à son peuple, en dépit des importantes richesses qu'elle recèle. Sans projet de société arrimée dès l'Indépendance à une idéologie arabo-islamique d'inspiration baâthiste, elle reste toujours en quête de son identité. À ce jour, elle ne sait toujours pas si elle doit se tourner vers l'Orient, vers l'Occident ou si elle doit assumer son africanité et sa méditerranéité. Elle refuse toujours d'assumer son plurilinguisme. Même l'islam manipulé à outrance, toute comme l'institution d'une école archaïque livrée à des forces conservatrices, a eu pour effet de produire un intégrisme nihiliste et ravageur qui a connu son apogée par la violence qui a fait, dit-on, 200 000 morts durant les années 1990. Soixante ans après l'Indépendance, l'élite intellectuelle et politique est frappée d'ostracisme, alors que le clientélisme, le régionalisme, l'opportunisme et la corruption font office de mode de gestion. Et rien de plus emblématique que ces milliers de cadres — 800 000 rien que pour le Canada ces dix dernières années — qui ont décidé de s'exiler, en quête de cieux plus cléments. En tout point de vue, le bilan est désastreux : les Algériens n'ont toujours pas confiance en leur justice, ils ne vivent plus en sécurité, alors que le système de santé est malade. Et l'image de notre échec est peut être illustrée par ces nombreux cas d'immolation et de harragas. Pis encore, même le patriotisme, par le double concours de la mal-vie, de la falsification de l'histoire et d'absence de repères, tend à s'étioler. Combien sont-ils aujourd'hui à rêver de la nationalité de l'ancien colonisateur, un sujet jadis tabou ? "Il est difficile de penser à l'anniversaire du déclenchement de la guerre de Libération sans faire une comparaison entre ce qui était et ce qu'il est advenu. À titre d'exemple, il fallait aux Algériens une belle fibre révolutionnaire pour oser suivre un groupe d'hommes, forts de leur détermination, à en découdre avec la colonisation, bien plus que des moyens dont il disposait à l'époque. À l'époque, le changement s'était imposé comme une nécessité vitale. Aujourd'hui, ce sont les Tunisiens qui donnent des leçons de fibre révolutionnaire. Eux qui n'ont ni glorieuse guerre de libération ni une longue guerre contre le terrorisme à leur actif. Il est quand même incroyablement inquiétant de constater qu'un peuple, qui s'est soulevé contre l'injustice coloniale, rêve de vivre sous le ciel de l'ancien colonisateur", déplore Louisa Aït Hamadouche, enseignante de sciences politiques. "Comment un peuple qui a rêvé de liberté peut-il se satisfaire de la redistribution de la rente ? La réponse est peut-être dans le fait qu'une partie de la jeune garde qui a permis aux Algériens de recouvrer leur liberté a accaparé le pouvoir, a privatisé le patriotisme et a privé les jeunes d'aujourd'hui de leur droit à choisir", conclut-elle. 54 a été la petite Révolution. La grande Révolution est encore à venir.