L'historienne pense que les archives militaires figurent aussi dans l'ensemble des documents de l'époque coloniale que l'Etat français s'apprête à donner en copie à l'Algérie. Liberté : Le président français, Emmanuel Macron, s'est engagé à remettre une copie des archives de l'époque coloniale à l'Algérie. De quels documents s'agit-il précisément ? Raphaëlle Branche : Ce que le président Macron a pu transmettre au gouvernement algérien lors de sa venue en 2017 consiste en des inventaires de documents conservés dans des centres d'archives qui, en France, dépendent du ministère de la Culture. La plus grande partie de ce qui concerne le gouvernement de l'Algérie — c'est-à-dire la manière dont étaient administrées ses populations au moins après1870 — se trouve au Centre des archives d'Outre-Mer à Aix-en-Provence où ont été rapatriées la plupart des archives de l'ancien empire français, et donc aussi de l'Algérie. D'autres documents concernant l'Algérie se trouvent dans les archives des ministères parisiens puisque l'Algérie n'était pas à proprement parler une colonie mais une partie intégrante de la France. Elle était donc gérée aussi, en partie, comme les autres départements français. On peut donc trouver des documents concernant l'Algérie dans les archives du ministère de la Justice, celles du ministère de l'Instruction publique pour ne prendre que deux exemples. Et puis, bien sûr, on peut en trouver dans les archives du ministère de la Défense. Doit-on s'attendre donc aussi à la transmission des archives militaires ? Jusqu'à l'avènement de la IIIe République en 1870, les territoires algériens et leurs populations (en guerre contre la France pendant les vingt premières années de l'occupation française, voire bien plus pour la Kabylie par exemple) étaient dirigés par les autorités militaires. On trouve donc aux archives militaires beaucoup de documents passionnants sur les premières décennies de la période française. Ensuite, le ministère des Armées, ou de la Défense, a continué à s'occuper de l'Algérie pour les questions militaires où s'y trouvent, comme pour les autres ministères, des dossiers sur les départements algériens (sur les révoltes mais aussi sur la conscription quand elle est mise en place, la construction de casernes, etc.). Les périodes des guerres sont particulièrement importantes. Or, ces archives ne dépendent pas du ministère de la Culture contrairement à toutes les autres. Sauf celles du ministère des Affaires étrangères qui ont, comme la Défense, un statut particulier). Qu'a voulu dire le président Macron quand il a parlé des archives de la période coloniale ? Logiquement, toutes sont concernées, y compris les archives militaires. Quel impact aura l'accès à toutes ces archives ? Accéder aux archives, c'est s'offrir la possibilité d'une meilleure connaissance du passé. Avec les méthodes spécifiques aux historiens, on peut travailler sur ces documents anciens et mieux comprendre ce qui a eu lieu. Aucune vérité ne dort dans les archives en attendant d'être réveillée. Il faut savoir la trouver en appliquant aux documents ce qu'on appelle la méthode critique. Pour cela, disposer d'un maximum de documents, le plus varié possible, est important et il y a de nombreux points de l'histoire de l'Algérie et de la France qui restent à éclairer. On ne peut que souhaiter une meilleure connaissance de ces documents pour tous ceux qu'ils intéressent. Qu'en est-il des conséquences sur la relation entre la France et l'Algérie ? Evidemment, dans un passé aussi complexe, il est possible qu'on découvre des faits ignorés des gouvernements actuels en France comme en Algérie et qui donnent lieu à des demandes politiques avec, par conséquent, des enjeux diplomatiques. Il faudra voir. On peut penser au cas récent des crânes des résistants de l'oasis de Zaâtcha, tués en 1849, et conservés dans un musée parisien. L'histoire était connue de l'opinion publique à l'époque et du gouvernement français mais, un siècle et demi plus tard, tout le monde l'avait oubliée. Alerté, le président français a finalement donné son accord pour qu'ils soient rendus prochainement à l'Algérie. Il y a de très nombreux points de notre histoire commune qui pourraient donner lieu à des négociations diplomatiques entre les deux pays. Est-ce souhaitable que l'histoire soit un objet de négociations diplomatiques ? Je pense qu'il faut être prudent en la matière. Si on parle d'indemnisation de victimes, de reconnaissance politique, la parole est évidemment politique. Si on parle, en revanche, de connaissance du passé, d'éclairer des points mal connus ou ignorés, il me semble plus souhaitable d'imaginer des conditions pour une recherche historique partagée entre Algériens et Français notamment. Vous avez travaillé sur la question de la torture pendant la Guerre d'Algérie. À quelle conclusion êtes-vous parvenue ? J'ai travaillé sur la question du droit de la guerre pendant la Guerre d'indépendance. Je me suis demandée comment l'armée française qui, officiellement, ne menait pas une guerre en Algérie mais participait à des "opérations de maintien de l'ordre", des "opérations de police" avait respecté les règles du droit de la guerre. Puisque ce n'était pas la guerre, elle n'y était pas tenue officiellement : première découverte. Mais, puisqu'on était en paix, elle était en fait, théoriquement, encore plus encadrée. Pourtant dans un territoire colonial comme en Algérie et vis-à-vis de populations colonisées, les règles de droit élémentaires étaient souvent bafouées. J'ai essayé de faire la part des choses entre ce qui relevait des pratiques ordinaires de la discrimination coloniale la violence des policiers et des gendarmes, par exemple, et ce qui était lié à la nature de la Guerre d'indépendance (quand les Français se heurtèrent à une résistance de plus en plus massive et organisée non seulement par des groupes armés mais au sein de la population civile). La torture y occupait une place centrale. J'ai montré en quoi elle est vite devenue essentielle aux forces de l'ordre françaises pour asseoir leur pouvoir en Algérie. J'ai aussi identifié d'autres violences illégales comme les exécutions sommaires qui furent très importantes, les bombardements au napalm pour n'en citer que deux. Quelles sont les difficultés documentaires que vous avez rencontrées au cours de vos recherches ? Il fallait demander une autorisation spéciale pour accéder aux archives militaires. J'ai donc dû systématiquement demander l'autorisation et, quand j'obtenais une autorisation, elle n'était valable que pour six mois. Les choses ont bien changé depuis. Ces archives sont désormais complètement accessibles pour qui veut aller les voir. Dans les années 1990, ce n'était pas le cas. Quasiment aucun carton ne mentionnait explicitement les violences illégales ou la torture. Il m'a donc fallu reconstituer comment fonctionnait l'armée française de l'époque pour établir comment et pourquoi des violences illégales avaient pu être commises et comprendre, notamment, si elles avaient été ordonnées ou si, comme on le disait encore, ce n'étaient que des bavures, des erreurs. La principale difficulté documentaire (une fois la question de l'accès aux documents réglée) est là : quand on se pose une question (ici, je me demandais comment il était possible que l'armée de la République ait pu torturer), il faut trouver dans les documents les éléments de réponse et proposer ensuite une interprétation. Ce que j'ai compris, alors, de cette violence particulière (la torture) est, d'une part, qu'elle avait été absolument massive et non pas réservée à certaines unités militaires ou certains moments de la guerre et, d'autre part, qu'elle n'était pas d'abord et avant tout une violence faite pour obtenir des renseignements — contrairement à ce que beaucoup d'archives ou d'acteurs de l'époque disaient — mais qu'elle était une violence faite pour terroriser la population civile algérienne. Selon vous, comment doit-on appréhender l'étude des archives ? Quel que soit l'objet qu'étudie un historien ou une historienne, cet objet doit être décomposé en hypothèses et en problèmes. Si on va aux archives sans questions, si on pense naïvement qu'on va y trouver la vérité immédiatement accessible, on risque surtout de se contenter de recopier ce qu'il y a dedans sans distance critique et sans prudence. Il ne faut jamais oublier que ce que nous appelons des archives ne sont pas des documents qui ont été rédigés pour les historiens mais bien des documents qui avaient une utilité précise pour ceux et celles qui les écrivaient et les lisaient. Cette utilité pouvait être de donner un ordre, de camoufler un crime, de dénoncer une action, de relater un accident, de rendre compte d'une opération, etc. Pour analyser ce qui est écrit dans le document, il est indispensable de comprendre qui a écrit le document et quelles étaient ses raisons. *Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Rouen. Auteure notamment de "La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie" (rééd. Gallimard, 2016) et "L'embuscade de Palestro" (rééd. La Découverte, 2018 et Casbah éditions). Raphaëlle Branche est également membre du Conseil supérieur des archives et rédactrice en chef de la revue "Vingtième siècle". Entretien réalisé à Paris par : Samia Lokmane-Khelil