Larbi Guerfa, 62 ans, a passé 44 ans dans les champs pétroliers du Sahara algérien où il était superviseur. À son départ à la retraite en 2016, il est revenu à Alger sans savoir à quoi il consacrerait ses journées. Sous l'impulsion de son épouse et de son fils, il s'est retrouvé à transformer un petit local aux portes de La Casbah en petit "salon de thé", décoré avec des objets recyclés pour faire rêver les touristes… quand ils viennent ! Rencontre. Un petit salon de thé aux portes de La Casbah, comme on en verrait nulle part ailleurs. Un lieu exigu dans lequel on entre comme dans une grotte où des reliques et des secrets d'un autre temps nous figent au premier regard. On se perd très vite dans ce tas d'objets posés, çà et là, suspendus au mur et au plafond orné d'un filet de pêche où des fleurs en plastique semblent sur le point de se déverser sur nos têtes. Au milieu de ce tas de bric et de broc, deux tables et des chaises dépareillées, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Ici, on peut se poser pour un moment de répit, baignés dans des odeurs d'encens, des sons de gumbri aux creux de l'oreille, pour savourer un thé au miel, au citron ou à la menthe. "C'est un espace de relaxation, quatre éléments y participent, le thé, l'encens, la musique gnawi et le vert qui est une couleur très présente dans la décoration", explique Larbi Guerfa, 62 ans, maître des lieux. Il reçoit quotidiennement avec abnégation et délicatesse les personnes qui s'aventurent dans son échoppe, nommée "Relai de La Casbah". "Relai sans s", insiste Larbi, las et en même temps fier d'expliquer que depuis la réforme de l'orthographe en 1990, le mot "relai" ne prend pas de "s" au singulier. Tout aussi singulier que de construire un bateau dans le désert : c'est un peu à cela que ressemble l'initiative de Larbi Guerfa, retraité, qui a ouvert cette boutique atypique pour faire rêver les touristes étrangers qui viennent visiter La Casbah. Le plus remarquable chez cet originaire de Biskra, natif de Bab El-Oued, qui parle de l'Algérie comme de l'une des sept merveilles du monde, c'est qu'il a passé plus de quarante ans dans le désert avant d'atterrir presque par hasard dans cette étroite ruelle de La Casbah. Rue Arbadji (ex-Marengo). Un désert dans lequel il construisait de vrais bateaux en miniature pour tuer le temps et la distance. Rêver d'un bateau dans le désert "Vous voyez ce voilier, s'enthousiasme Larbi en brandissant une maquette de bateau en bois noyé dans un tas d'objets suspendus au mur, c'est moi qui l'ait construit quand j'étais dans le désert", annonce-t-il. L'homme élancé et fin, porte un tarbouche gnawi sur la tête qui lui donne l'air de venir d'ailleurs. Eloquent, il parle un français "châtié". "Je vais vous faire un aveu", enchaîne-t-il : "Si j'en avais les moyens, je construirais le même bateau en grandeur nature, j'embarquerai ma famille et je prendrai la mer sans hésiter." Chaque objet qu'il croise du regard semble lui donner l'envie de s'épancher. Il a tant à dire. Il montre du doigt cinq photos accrochées au mur, face à la porte. "Celui qui n'a pas visité ces cinq endroits ne connaît pas l'Algérie : Taghit, Timimoun, Ghardaia, Le Hoggar et Djanet. Surtout Djanet", assène-t-il. Dans une Casbah désertée par les touristes, Larbi continue inexorablement à raconter l'Algérie, son Algérie. Celle qu'il sublime et qu'il rêve pleine de touristes qui s'interrogeraient sur sa culture. Son bateau toujours entre les mains, il explique fièrement sa prouesse technique. "Rares sont les maquettes de bateaux faites mains qu'on peut tenir ainsi par le mat", avance-t-il comme preuve de sa dextérité. Il aurait pu être artisan, artiste plasticien ou sculpteur. Mais après avoir fini son service militaire, dans les années 70, Larbi s'est embarqué dans une carrière de superviseur dans les champs pétrolier du sud du pays. "Enfant, j'adorais dessiner", lâche-t-il. "Il paraît que j'avais du talent." Il agite les bras et tout le corps avec cette volonté de mimer ses idées, comme s'il exécutait une performance scénique. Tout y est, un homme apte à jouer son propre rôle, un décor élaboré et une mise en scène dictée par un besoin d'émouvoir et de vendre du rêve. Son défi est justement d'offrir du dépaysement, surfant entre clichés surannés et symboles d'identité indubitables, qu'il confond sciemment comme pour s'offrir aussi du rêve à lui-même. Interdiction de faire de l'art ! "Je voulais faire l'Ecole des beaux-arts d'Alger quand j'étais jeune, mais mon père n'a pas voulu. À l'époque être artiste était très mal vu", raconte Larbi. "Mon prof de lycée croyait tellement en moi qu'il a débarqué un jour à la maison avec un grand bouquet de fleurs et une boîte de pâtisserie pour parler à mon père. À la maison tout le monde pensait qu'il venait demander la main d'une de mes sœurs", plaisante-t-il. Au professeur venu défendre la fibre artistique de Larbi Guerga, le père oppose un refus non négociable. Après 44 ans d'une carrière comme la souhaitait son père, Larbi a enfin éveillé sa fibre artistique dans ce salon de thé où il s'est plu à triturer chaque objet. Bien qu'on puisse très vite se sentir à l'étroit dans sa petite échoppe, Larbi semble s'y sentir très à l'aise, il ne cesse de s'y mouvoir. "Dans ce carnet orange, il y a des petits mots de tous ceux qui sont passés par ici. Plus de 40 nationalités en seulement deux années", assure-t-il, fier. Depuis son départ à la retraite, il y a deux ans, il a passé des heures et des jours à bricoler et recycler des objets usagés. Il nous invite à contempler ses innombrables créations. Une chaise réalisée à base d'une vieille valise et d'un parapluie cassé, un bidon customisé en lampe, entre autres objets originaux. "Tout ici est fait à base de recyclage", défend-il. "Une dame a jeté dans cette rue un vieux parapluie cassé, je l'ai récupéré, je l'ai bricolé avec une vieille valise et des morceaux de bois. Regardez, ce que j'en ai fait, une chaise !" "Avez-vous réalisé tout ces objets tout seul ?", demande-t-on. "Moi, et tous les gens qui sont en moi", répond Larbi sur un ton blagueur. "Qui sont tous ces gens qui sont en vous ?", demande encore la journaliste, amusée par sa jovialité. "On est quatre à l'intérieur de moi. Il y a moi, une vieille et ses deux filles", plaisante encore l'homme qui avouera quelques instants plus tard que l'un de ses plus grands regrets dans la vie est de ne pas avoir eu de filles. Issu d'une fratrie de 13 enfants, il est père de trois garçons, aujourd'hui devenus des jeunes hommes. C'est d'ailleurs l'un d'entre eux qui est à l'origine de l'ouverture de ce salon de thé. "C'était l'idée de mon fils. Il voulait exploiter ce local qui appartient à sa tante maternelle. Elle le lui a demandé. Il a manigancé avec sa mère pour que ce soit moi qui m'en occupe. Je venais de prendre ma retraite, ils ont comploté pour me trouver un passe-temps. Ils avaient peur que je m'ennuie. Ma femme voulait canaliser le nomade que je suis." Séducteur et désopilant, il se plaît à flatter l'humour de ceux qui l'écoutent. Avec cette ostentation naturelle qui habite ses gestes, Larbi guette les va-et-vient dans la ruelle et propose d'un geste rassurant, de tirer les voilages qui font office de rideaux sur la porte d'entrée. "Vous savez le quartier n'est pas facile", ajoute-t-il. "À La Casbah, il n'y a pas d'Etat", tranche Larbi. Le temps passe, les confidences se poursuivent et le ton devient moins joyeux. L'homme au tarbouche laisse entendre une désillusion pénible. "La semaine dernière, une femme s'est fait agresser sous nos yeux dans cette ruelle. Son agresseur l'a violentée pour lui voler son sac. Elle gisait par terre et personne ne l'a secourue. Personne n'a bougé", raconte-t-il, attristé. "C'est incroyable et triste. Tout peut arriver et c'est une autre loi qui régit la vie, ici", ajoute Larbi comme extirpé de son "rêve". "Je ne suis pas au bon endroit pour faire du tourisme, mais je continue quand même pour faire plaisir à mon fils et donner ce que j'ai à donner." F. B.