Chérif Driss s'intéresse particulièrement à la Libye. Dans cet entretien, il s'exprime sur la crise actuelle et explique la complexité de la situation dans ce pays voisin. Liberté : Le jour du déploiement des troupes turques en Libye, l'Algérie reçoit la visite du chef du gouvernement libyen et du ministre turc des Affaires étrangères. Comment expliquez-vous cela ? Chérif Driss : Ces visites s'expliquent par le positionnement géostratégique de l'Algérie. Cela est également lié à l'importance du rôle que joue l'Algérie, comme pays voisin, dans le règlement de la crise libyenne. En outre, l'avis de l'Algérie revêt une importance pour la Turquie du fait que l'Algérie reconnaît le gouvernement de Fayez al-Sarraj, comme c'est d'ailleurs le cas de l'ensemble de la communauté internationale. En fait, la Turquie cherche surtout des alliés pour contrecarrer l'axe Haftar, Egypte et Emirats arabes unis, avec l'appui, bien entendu, de la France et de la Russie. Le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé dimanche soir le début du déploiement des troupes turques en Libye. Comment expliquez-vous l'attitude peu ferme de la communauté internationale, collectivement et individuellement, face à l'accord conclu entre la Turquie et le GNA ? La crise libyenne est devenue le terrain propice de lutte d'influence entre les différentes puissances et différents acteurs régionaux. Elle échappe à tout règlement par les Nations unies. Avec la diversité des acteurs, des groupes, c'est la logique des rapports de force et des intérêts étroits qui priment par rapport à la légalité internationale. Depuis le début de cette crise en 2011, en dépit de l'implication des Nations unies, on assiste à une marginalisation de tous les efforts tendant vers un règlement multilatéral, donc par la voie du droit international. C'est ce qui laisse la voie libre à des règlements par la voie de la force. Faut-il négocier un autre accord politique, sous l'égide de l'ONU, pour mettre fin à cette rivalité Est-Ouest en Libye, sachant aujourd'hui que le mandat de toutes les institutions légitimes a expiré, y compris celui du GNA, puisqu'il devait expirer fin 2017 ? Jusque-là, il y a eu des accords qui ont été signés, notamment celui de Skhirat de décembre 2015, appelé Accord politique libyen. Il y a eu aussi l'accord de cessez-le-feu signé à Paris en 2017 entre Fayaz al-Sarraj et Khalifa Haftar, qui prévoyait l'organisation des élections en 2018. Néanmoins, la négociation d'un nouvel accord s'impose. Mais avant cela, faut-t-il encore s'entendre sur le contenu de cet accord. Parce que jusque-là, certains acteurs, le général Haftar en premier chef, rejettent toutes les initiatives proposées. Le même général Haftar a déclaré en 2017 que l'accord de 2015 est arrivé à son terme, affichant ainsi son intention de lancer son offensive sur Tripoli. Le problème réside donc dans le non-respect par certaines parties, le général Haftar s'entend, des termes de ces accords, car jugés en totale contradiction avec leurs intérêts et leurs visions de sortie de crise. Pour qu'un accord puisse tenir, il faut des engagements et une adhésion entre ces parties en conflit qui doivent se conformer aux décisions qui en découleront. Mais pour cela, faut-il encore que les Nations unies exercent plus de pressions sur ces acteurs, chose improbable considérant le mode de fonctionnement de cette organisation et le peu de pouvoir dont elle dispose. Quel rôle jouent aujourd'hui les tribus libyennes dans ce conflit ? La Libye est une société tribale. Mouammar Kadhafi avait fait le choix de ne pas bâtir un Etat moderne, basé sur des institutions, mais un régime basé sur l'équilibre entre les différentes tribus même si cet équilibre n'a pas respecté le différentiel démographique. Le pays se trouve donc dans une situation où l'arbitrage violent a pris le pas sur l'arbitrage institutionnel. Il y a, certes, des différences politiques, des lignes de démarcation (politiques et idéologiques), mais les lignes de démarcation sont souvent tribales. Et ce sont elles qui déterminent le plus souvent les alignements et les alliances politiques. Des voix officielles (Etats) et des analystes pensent que l'implication directe de la Turquie dans la guerre en Libye va embraser toute la région. Êtes-vous de cet avis ? Il y a certainement risque d'embrasement dans le cas où l'intervention militaire durerait dans le temps, donc l'enlisement. Car, avant tout, une intervention militaire est une action politique. Il y a, certes, un objectif politique derrière l'action de la Turquie. Or, ce sont les sous-jacents de cette intervention qui soulèvent des interrogations et suscitent des inquiétudes. À cela s'ajoutent les incertitudes au sujet de l'étendue de cette opération militaire (en termes de temps et d'espace), le mode opératoire (opération terrestre, aérienne…). Dans le cas des conflits internes, le risque d'enlisement n'est pas à écarter. Il pourrait même devenir un facteur aggravant entraînant l'embrasement régional. À moins que la Turquie ne décide de limiter son intervention dans le temps. En définitive, le risque pour les voisins de la Libye est encore plus grand. D'une part, parce que ce genre de conflits risque d'entraîner l'implication de certains acteurs régionaux. D'autre part, et surtout, un embrasement régional entraînerait inévitablement un surenchérissement du coût, militaire, financier et humain de la sécurisation des frontières pour les pays de la région.
Entretien réalisé par : Ali Boukhlef et Lyès Menacer