Si l'Etat veut réellement venir à bout de ce fléau, il doit s'atteler d'abord à lutter contre les raisons qui amènent les sujets à s'abîmer dans la drogue et contre celles qui amènent les autres à se livrer à ce marché. Le décret exécutif n° 19-379 du 31 décembre 2019, qui vient d'être promulgué (Journal officiel du 5 janvier 2020), est un texte qui bureaucratise l'acte médical — celui du psychiatre notamment — et qui porte atteinte à la liberté de prescrire du médecin. Il est important de souligner ici, d'emblée, que chaque médecin est responsable de sa prescription et qu'il doit en répondre le cas échéant. L'article premier de ce décret dit : "En application des dispositions de l'article 245 de la loi n° 18-11 du 18 chaoual 1439 correspondant au 2 juillet 2018, susvisée, le présent décret a pour objet de fixer les modalités de contrôle administratif, technique et de sécurité de substances et médicaments ayant des propriétés psychotropes." C'est parfait, l'Etat décide enfin de prendre en charge ce problème qui empoisonne la vie des médecins et des pharmaciens. On ne peut que s'en réjouir. Toutefois, à la lecture de ce décret, il apparaît que les rédacteurs de ce texte se sont totalement fourvoyés, dans la mesure où ce texte, loin d'apporter les solutions à la consommation illicite de certains produits psychotropes, met des obstacles à l'acte de soin, en rendant plus pénible le parcours de soin du malade en général et du malade mental en particulier. Faut-il souligner que les médicaments psychotropes sont, avant tout autre usage, destinés à soulager les patients en souffrance psychique ? Et c'est l'objet de la prescription de ce type de substances. En effet, en voulant mettre en place le contrôle de la prescription des psychotropes — afin de lutter contre le trafic et l'abus de ces produits —, les pouvoirs publics algériens complexifient la prestation médicale sans pour autant apporter la vraie solution au problème des conduites addictives — les toxicomanies. Et pour cause, cet épineux problème — celui du trafic et de la consommation de drogue qui ne cessera pas de prendre de l'ampleur — ne doit pas être réduit au contrôle de la prescription par le médecin et/ou de la livraison par le pharmacien contre remise d'une ordonnance. Si l'Etat veut réellement venir à bout de ce fléau, il doit s'atteler d'abord à lutter contre les raisons qui amènent les sujets à s'abîmer dans la drogue et contre celles qui amènent les autres à se livrer à ce marché ; il doit sans doute s'attaquer au terreau qui fait le lit du phénomène : la mal-vie de la jeunesse, le chômage et la pauvreté, l'injustice sociale et le mépris dont est victime cette importante frange de la population et la tristesse de l'existence de l'Algérien en général. Cela n'est bien sûr pas aisé et participe de la volonté politique d'apporter les vraies solutions aux problèmes qui se posent à la nation. Il y a un effort de répartition juste des richesses et des potentialités du pays à faire et de bonheur à donner à la population ; le pouvoir en place n'est pas prêt à le consentir. Comme à son habitude, à chaque problème il montre du doigt un responsable, un bouc émissaire. Pour le trafic des psychotropes, le médecin prescripteur est tout désigné, le pharmacien aussi. C'est en effet stigmatiser le médecin que de vouloir exercer un contrôle sur sa liberté — et sa responsabilité — de prescrire. Le médecin psychiatre et le pharmacien, d'ailleurs, ne sont pas responsables des nombreuses conduites addictives observées au sein de la société — ils ne font pas le deal du cannabis, de la cocaïne, de l'héroïne, des amphétamines…, c'est se tromper de cible que de vouloir comparer le praticien de la santé avec les marchands de la mort qui écument la société et qui mettent en danger la santé de nos jeunes compatriotes. Et si des médecins et/ou des pharmaciens indélicats — et c'est un euphémisme —, tentés par la concussion, s'adonnent à de tels comportements, il appartient à la loi de s'appliquer sans pour autant stigmatiser toute la corporation médicale. Si les pharmaciens d'officine montrent une légitime satisfaction à la promulgation de ce décret, c'est parce qu'ils étaient pris en étau entre la violence des trafiquants et les rigueurs souvent excessives et sans discernement de la loi, mais la complexification de la prescription de ces substances et la bureaucratisation de l'acte médical ne régleront pas le problème du trafic et de la consommation illicites des psychotropes. Tant qu'il y aura des consommateurs potentiels, les marchands trouveront des solutions pour les fournir. Cela est une dialectique implacable qui se vérifie partout dans le monde, concernant plus généralement l'usage et le trafic des stupéfiants. D'ailleurs, à la lecture de ce décret, on ne comprend pas vraiment si le gouvernement veut lutter contre le trafic et la consommation des psychotropes, c'est-à-dire contre l'abus de toxiques et les conduites toxicomaniaques, ou s'il veut lutter contre le trafic et la contrebande des produits pharmaceutiques dont il est question dans ce décret. S'il veut lutter contre la vente dans les souks de ces substances et empêcher leur consommation par les jeunes Algériens, il s'y prend mal ; s'il veut lutter contre leur vente à l'extérieur de nos frontières, il s'y prend aussi mal. Pourquoi ? Parce que, dans le premier cas, il apparaît que les rédacteurs de ce texte ignorent les propriétés chimiques et thérapeutiques des psychotropes. Ces substances ne sont pour la plupart pas addictogènes, et la majorité de ceux-ci (des médicaments psychotropes) n'intéresse ni les usagers dépendants ni les marchands. Il est donc inutile de tous les soumettre au contrôle exigé par ce décret. Si, parce que ces substances coûtent cher aux finances publiques il faut combattre leur contrebande, alors cela ne doit pas concerner uniquement les psychotropes mais tous les produits pharmaceutiques. Dans ce cas, la bureaucratisation de la prescription médicale concernera toute la profession — toutes les spécialités médicales —, pharmaciens compris. De ce point de vue, les caisses de sécurité sociales s'y sont déjà mises. Celles-ci — les caisses de sécurité sociale, Cnas et Casnos — ont en effet déjà rendu la prescription médicale ardue, bureaucratique depuis très longtemps. Pour contrôler leurs dépenses — elles sont sous la menace permanente de la banqueroute —, elles ont complexifié le service offert à leurs adhérents en possession de la carte Chifa et exigent systématiquement ou presque du malade de fournir un certificat médical qui authentifie la prescription. Comprenez que l'ordonnance ne suffit plus au sujet pour prétendre au tiers payant, c'est-à-dire à obtenir les médicaments sur simple présentation de l'ordonnance et de la carte Chifa. Du fait de ces contraintes, l'ordonnance médicale a perdu son sens et son objet ; elle n'ordonne plus. Mais ce n'est pas tout, car une fois le certificat médical établi par le médecin traitant, le médecin contrôleur de la caisse concernée envoie un courrier à ce dernier pour lui demander — exiger — des explications sur la maladie en question, un compte rendu détaillé. Un va-et-vient incessant et des tracas inutiles pour le malade et une gêne occasionnée au praticien qui perd du temps à rédiger des courriers pour justifier ses prescriptions. Une bureaucratisation inutile de l'acte médical qui ne sert finalement pas les caisses au regard du temps que perdent les employés du service du contrôle — médecins et agents d'administration — à examiner et à archiver tous ces courriers. Avec une telle procédure, le praticien perd un temps précieux, celui qu'il consacre à donner des soins, mais il perd aussi et surtout sa liberté de prescription. Il est devenu un auxiliaire du contrôle médical des caisses de sécurité sociale. Avec ce décret, les médecins, en particulier les psychiatres et les médecins généralistes, ne sont pas au bout de leur peine. Un texte qui ajoute du tracas aux tracas causés par les caisses de sécurité sociale administre davantage l'acte de prescrire et fait du médecin prescripteur un suspect à surveiller étroitement. Peut-on interpréter autrement cette volonté des pouvoirs publics d'exercer un contrôle aussi sévère de la prescription médicale ? L'établissement de trois ordonnances, dont une est archivée par le médecin, et la tenue d'un registre de tous les malades examinés au quotidien et à parapher tous les mois par la direction de la santé alourdissent considérablement la consultation ; c'est ajouter un surplus de temps de travail au médecin et c'est rendre complexe sa tâche pour une résultat improbable. Tout cela, pour des produits dont l'utilité finale est de soigner la majorité des troubles psychiques sans qu'il n'y ait de réel risque addictogène pour les malades. De plus, ces produits, de prescription courante en pathologie mentale, ne négocient pas dans la rue, les trafiquants connaissent très bien leur affaire et sauront toujours tirer leur épingle du jeu pour continuer à faire leur "bizness". Les exigences contenues dans ce décret exécutif auraient été opportunes et raisonnables si elles ne concernaient que les molécules réputées addictogènes, à l'instar de certaines benzodiazépines — notamment celles à demi-vie courte — et les correcteurs utilisés en association avec certains neuroleptiques. Des médicaments qui ne sont pas indispensables et dont de nombreux psychiatres se passent largement aujourd'hui. Des substances qui doivent en effet être sous contrôle ou tout simplement supprimées de la nomenclature. Mais il aurait fallu associer les psychiatres à la rédaction de ce décret ; il reste à espérer qu'ils le seront si la liste des substances concernées doit être révisée. À ce propos, il n'est pas inopportun de pointer du doigt un certain nombre de médicaments qui ne sont pas classés dans la rubrique des psychotropes, mais qui sont connus pour leur effet addictogène avéré — les antidouleurs. Ces produits, qui ne sont pas prescrits par les psychiatres et qui se vendent dans les souks, doivent être en effet sous la loupe des autorités et ajoutés à la suite des produits à soumettre au contrôle de ce décret. Les psychotropes ne sont qu'une infime partie de ce fléau qu'est la toxicomanie ; les dangers qui guettent nos jeunes compatriotes sont en réalité ailleurs et sont beaucoup plus graves, cela est notoire. La cocaïne est importée par quintaux, l'héroïne sans doute aussi est proposée dans le marché, quant aux amphétamines… Le cannabis n'est pas en reste, les solvants de peinture non plus. Aucune interdiction, aucune répression et aucune contrainte de quelque ordre qu'elles soient ne viendront à bout de ce fléau — trafic et consommation de stupéfiants — si les racines du mal ne sont pas examinées avec lucidité et extirpées ; les expériences mondiales l'ont montré. En matière de lutte contre les conduites addictives — les toxicomanies —, il y a beaucoup de reproches à faire aux pouvoirs publics algériens. Ils ont fait preuve de cécité et n'ont pas vu le passage de notre pays d'un territoire de transit des stupéfiants à un potentiel marché juteux. Une population jeune et en difficulté sociale constitue la proie idéale des trafiquants. Nous y sommes aujourd'hui, la consommation de psychotropes n'est que l'arbre qui cache la forêt. Par : Dr Mahmoud BOUDARÈNE (*) Psychiatre, docteur en sciences biomédicales.