Au prix de multiples sacrifices, des milliers de citoyens ont combattu le terrorisme. À l'heure de la réconciliation nationale, ils déchantent face au mépris dont ils sont victimes. “Les hommes debout”, tel qu'aimait à les appeler l'ancien président de la République Liamine Zeroual, au paroxysme de la lutte contre le terrorisme, peinent à ne pas fléchir sous le poids de la lassitude et de l'ingratitude. Autre conjoncture, autre comportement. Les hommes de l'Etat ne s'enorgueillissent plus de l'engagement de milliers de simples citoyens — devenus par la force des événements patriotes — qui ont quitté emploi et famille pour que “la peur change de camp”. À l'heure de la réconciliation nationale, l'Etat veut faire disparaître ce corps sans remous ni fanfares. “Ils ne nous font pas sortir par la fenêtre, mais par les égouts”, gronde Mohamed Louzri, chef patriote à Boufarik. Au lieu du rendez-vous devant le siège de l'APC, il nous invite prestement à monter à bord de son véhicule pour parler, sans attendre, du calvaire que vivent ses compagnons depuis que les autorités nationales ont abandonné l'option du tout-sécuritaire pour tendre “généreusement” la main aux maquisards des groupes islamistes armés. La colère de M. Louzri et de ses amis s'est sérieusement exacerbée par l'annonce de la dissolution du corps des Patriotes au détour d'un meeting du Chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, dans le cadre de la campagne référendaire pour la charte pour la la paix et la réconciliation nationale. “Nous n'étions pas au courant de cette décision”, affirme notre interlocuteur. “Nous avons constaté néanmoins quelques indices qui ne trompaient pas”, ajoute-t-il. Le mépris, dont sont victimes les Patriotes de la part des officiers de l'ANP, des autorités locales et même d'une partie de la population ; la suspension des soldes et le retrait d'armes sans préavis ; le refus de les employer comme agents de sécurité dans des établissements publics sous des prétextes fallacieux… sont autant d'indicateurs qui ont mis la puce à l'oreille de cette catégorie de citoyens. Est-ce que des ordres précis ont été donnés pour mettre progressivement à l'écart les Patriotes afin qu'ils ne compromettent pas les projets réconciliateurs du chef de l'Etat ou sont-ce des comportements spontanés ? Les groupes d'autodéfense et d'appoint aux forces de l'ANP s'interrogent sans trouver de réponses jusqu'ici. “L'Algérie ne reconnaît plus ses combattants”, assène ammi Ahmed, de la lassitude mêlée à la résignation dans la voix. Le septuagénaire, occupé à superviser les travaux de pavage du chemin qui mène vers sa maison, ne voulait pas, au départ, s'entretenir avec la presse. Il consent pourtant à partager une infime part de son opinion sur la réconciliation nationale. “Je ne suis pas contre la paix, car notre religion prêche le pardon.” Sans quitter des yeux les deux manœuvres qui activent à rendre accessible sa demeure, le vieil homme poursuit la discussion : “Nous ne voulons pas être jetés aux oubliettes. Pour que le peuple nous respecte, il faut que l'Etat reconnaisse notre mérite”, lance-t-il, sans vraiment croire à l'exaucée de ce vœu pieu. Ammi Ahmed a pris les armes, à l'instar de quelque quinze autres membres du voisinage, (la majorité des anciens moudjahidine), pour protéger son village des incursions terroristes. Grâce à eux, Igoujdal (localité de Azzefoun dans la wilaya de Tizi-Ouzou) est sorti de l'anonymat en gagnant la réputation de première bourgade dont les habitants se sont armés pour repousser les attaques des GIA au lieu de les fuir. Mohamed Louzri fait le tour d'un café maure au centre de Boufarik à la recherche de camarades qui appuieraient son témoignage. Mohamed Sahraoui était là à attendre notre arrivée, prévue depuis la veille. “Les autres sont déjà à Haouch Omar”, informe-t-il. En route vers cette ferme, Mohamed Louzri exprime une grande déception quant à la démarche du président de la République. “J'ai participé à la première et la seconde campagne électorale de Abdelaziz Bouteflika. Si je connaissais ses desseins, je n'aurais même pas voté pour lui.” Par désillusion, lui et ses amis ont boycotté le dernier déplacement du chef de l'Etat à Blida à l'occasion du lancement de la nouvelle année scolaire. “Aujourd'hui, il nous vend une charte dont nous ignorons les tenants et les aboutissants. On ne piétine pas les morts pour obtenir le prix Nobel de la paix”, lâche-t-il, dépité que des terroristes bénéficient de beaucoup d'égards tandis que leurs victimes ou ceux qui les combattaient sont relégués au second ordre des préoccupations du pouvoir en place. Le désappointement des Patriotes puise son origine dans l'absence de reconnaissance à la hauteur de leurs sacrifices et leur engagement pour la sauvegarde de la patrie. “Le président Bouteflika n'a jamais parlé de nous dans ses discours, ne serait-ce que pour nous rendre hommage”, souligne M. Louzri. “Le président Bouteflika se soucie du sort des terroristes, des disparus, des harkis… Où est notre place dans la charte pour la paix et la réconciliation nationale ?” se demande Mohamed Sahraoui. Nulle part, à lire attentivement le document soumis, le 29 septembre prochain, à l'approbation du peuple par voie référendaire. C'est comme si l'Etat veut effacer des mémoires et de l'Histoire la page noircie par les sacrifices des Patriotes et surtout leur abnégation à en finir définitivement avec la terreur semée par les hommes de Antar Zouabri, Hassan Hattab et autres. “Les terroristes circulaient, armés jusqu'aux dents, au centre-ville de Boufarik sans être inquiétés. Grâce à nous, ils ne peuvent même plus rendre visite à leurs proches”, rapporte Mohamed Louzri. Djamel, qui invite l'assemblée à prendre un café chez lui afin de discuter plus aisément, indique qu'un groupe de GIA, formé d'une dizaine d'individus, continue à semer le trouble dans la région. “Ils commettent un acte puis se déplacent rapidement vers un autre lieu, avant que nous procédions avec les militaires à un ratissage.” Les irréductibles du GIA et du GSPC profiteront certainement d'une relâche significative dans la lutte contre le terrorisme pour se redéployer, indiquent nos interlocuteurs. Un octogénaire est revenu, avec sa famille, il y a six ans, habiter sa maison, érigée sur le mont d'Igoujdel. Il l'avaient abandonnée après que des terroristes ait perpétré, en 1994, un attentat devant sa porte. Evidemment, la vigilance est devenue presque une seconde nature chez lui. Il n'accueille pas les étrangers sans s'être assuré, au préalable, de leur identité. Il ne quitte presque pas son arme. “La sécurité n'est pas tout à fait restaurée. Nous entendons toujours les échos d'attentats perpétrés çà et là.” À plus de 200 km de là, des Patriotes de Boufarik craignent pour leur vie si on venait réellement à dissoudre leur corps et leur enlever par là même les armes. “Des terroristes nous connaissent. Ils ont toute latitude de venir se venger de nous dès qu'ils sauront que nous n'avons plus d'armes pour nous défendre”, dira un chef Patriote, qui a requis l'anonymat de peur de perdre son arme et sa rétribution trimestrielle. “Nous avons mis nos familles en danger, nous avons compromis l'avenir de nos enfants, pour ne récolter en fin de parcours que mépris et au mieux l'indifférence”, épilogue Mohamed Louzri. Les “hommes debout” finiront-ils à genoux ? Rien ne le dit mais tout l'indique. S. H.