Vingt-cinq années. Vingt-cinq longues années sont passées depuis l'assassinat de nos frères, amis et collègues à Liberté, le journaliste Hamid Mahiout et le chauffeur Ahmed Benkhelfallah, Hamidou pour les intimes. Interceptés par un groupe terroriste qui leur a tendu un faux barrage sur la route de Sidi El-Kebir, sur les hauteurs de Raïs Hamidou, à l'est d'Alger, nos deux collègues ont subi les pires tortures avant d'être achevés. C'était un samedi soir froid et pluvieux du mois de décembre, précisément le 2. Après un bouclage tardif — il nous arrivait de boucler à 22, voire à 23h —, je me tenais dans le couloir du journal, au 37, rue Larbi-Ben M'hidi. J'étais en compagnie de notre défunt photographe Lazhar Mokhnachi et de Hamid Mahiout. On parlait de tout et de rien, en attendant la disponibilité d'un des chauffeurs du journal. Hamid avait, contrairement à ses habitudes, un air très inquiet. Il n'arrêtait pas de faire des va-et-vient dans le couloir. "Ne t'inquiète pas Hamid. On ne va pas tarder à partir", l'interpella l'éternel boute-en-train qu'était Lazhar Mokhnachi. Et c'est à ce moment-là que Hamidou apparaît à la porte du journal. Il revenait, après avoir transporté certains éléments qui faisaient le bouclage. "On peut partir si vous le voulez", dit-il en s'adressant au trio que nous étions. On a pris nos affaires et on s'apprêtait à franchir la porte lorsqu'un autre chauffeur, Karim en l'occurrence, fait son apparition. Il proposa à Hamidou de le soulager en assurant la navette vers Sidi-Fredj, où je logeais en compagnie de Lazhar, et de transporter Hamid vers son lieu de résidence, Sidi El-Kebir, en l'occurrence. Hamidou acquiesça. C'est ainsi que nous avons, Lazhar et moi, pris le chemin de Sidi-Fredj en compagnie de Karim, tandis que Hamidou s'est chargé de transporter Hamid. Nos chemins se sont ainsi séparés. Le destin a voulu que l'on ne revoie ni Hamid ni Hamidou de leur vivant. Sauf qu'en rentrant à Sidi-Fredj, on ne savait absolument rien du drame qui se jouait en cette nuit glaciale du mois de décembre où la terreur islamiste n'avait aucun répit. Ce n'est que le lendemain, dimanche 3 décembre, que le chauffeur qui nous transportait vers le journal nous a appris la terrible nouvelle. Hamid et Hamidou sont tombés dans un guet-apens. On ne leur a laissé aucune chance. Au journal, c'est la consternation. Liberté, particulièrement ciblé par le terrorisme islamiste, avait déjà perdu, durant la même année, deux employés : le journaliste Zinedine Aliousalah, le 6 janvier, dans son quartier de Khezrouna, et l'agent de sécurité Nouredine Serdouk, le 2 octobre, tué à Alger, dans un restaurant. 1995. Une année qui restera gravée dans la mémoire du journal. Mais pas seulement. Les noms de nos quatre collègues venaient allonger la longue liste des victimes du terrorisme. Un terrorisme qui, en cette année, redoublait de férocité, notamment à l'encontre des intellectuels, des universitaires, des journalistes. Je ne pourrai oublier les supplications de Hamid, la veille de sa mort. Il était horrifié à l'idée d'aller à Sidi El-Kebir. Il se savait menacé. Les groupes terroristes avaient pignon sur rue. Le village était à un jet de pierre de la forêt de Baïnem, un des principaux repaires du GIA. C'est donc la peur au ventre qu'il continuait de faire des va-et-vient entre la maison et le bureau. Mais tout cela ne l'a jamais empêché de faire son travail de la façon la plus formidable qui soit. Il était une des chevilles ouvrières de Liberté. Il était, certes, surtout connu comme animateur de la fameuse page du Radar de Liberté. Mais peu de gens savaient qu'il tenait aussi les pages Régions, la Culturelle et la Télévision. La charge de travail qu'il abattait dans la journée, rares sont, sans doute, les journalistes qui peuvent la supporter. Et malgré tout, Hamid était quelqu'un d'humainement extraordinaire. Doté d'une grande culture, il aimait échanger sur la culture, la littérature, les arts. C'était peut-être une façon pour lui, tout comme pour les autres collègues, d'oublier le quotidien infernal de l'Algérie de l'époque où les assassinats ciblés, les voitures piégées, les sabotages, les prises d'otages étaient des faits de tous les jours. Mais Hamid était pris entre le marteau et l'enclume. Il avait une femme et des enfants en bas âge. Il ne pouvait se permettre d'aller crécher ailleurs et laisser sa famille. Il continuait d'aller à Sidi El-Kebir où le destin lui réservait, ainsi qu'à Hamidou, son compagnon d'infortune, un funeste sort, un soir de décembre 1995. Pour ne pas oublier. Hamid Saïdani