Résumé : Malgré sa bonne volonté et les efforts de ses sœurs, Mordjana comprend que sa mère ne voulait plus d'elle dans la famille, encore moins de son mari. Elle a accusé ses filles de s'être liguées contre elle, dès qu'elles ont vu leur sœur aînée, qui, selon elle, ne leur a offert que quelques fripes. Offusquée, Mordjana ne peut réprimer sa colère. Elle se tait et prend une lente inspiration avant de poursuivre : - Je ne sais pas si tu te rends compte aussi que j'ai servi de rançon pour un jeu de poker. Grâce à Dieu, Samir est un mari exemplaire. Il ne m'a jamais fait sentir que j'étais une intruse dans sa vie. Il s'est plié en quatre pour me rendre heureuse. Grâce à lui, j'ai retrouvé un aspect humain et j'ai pu entamer des formations, puis travailler et gagner un salaire honorable. Je pensais apporter un peu de ce bonheur ici et le partager, ne serait-ce que l'espace d'un week-end, avec ma famille. Mais je crois que je me suis trompée. J'aurais dû me rendre directement chez mes grands- parents. Maroua lui prend le bras. - Tu es chez toi, Mordjana. C'est toi la maîtresse de cette maison. C'est toi qui nous as élevés et fait de nous des êtres à part entière. Tu as partagé nos joies et nos chagrins, et tu nous as incités à étudier et aidé à faire nos devoirs après une longue journée de labeur. Maman n'est qu'une ingrate. Saléha demeure muette. Elle a suivi silencieusement les reproches de sa fille aînée. Au bout d'une minute, elle tourne les talons et va s'enfermer dans sa chambre sans demander son reste. Mordjana devine qu'elle devait pleurer. Mais elle a compris aussi que sa mère a définitivement changé à son égard. Elle refuse encore d'admettre que sa fille a réussi dans son mariage et dans sa vie. Maroua vient lui entourer les épaules. - Si tu veux, tu peux venir chez moi. - Non. Je vais partir chez nos grands-parents. Yemma Mimouna est une vieille femme frêle, mais très agile. Contrairement à son mari, elle ne cesse de parler tout en caressant le bras de Mordjana et en passant de temps à autre une main sur sa joue. - Tu es devenue très belle, ma fille. Je suis vraiment heureuse et fière de constater que ta tache de vin a totalement disparu. C'est un miracle ! Mordjana lui entoure les épaules. - Ce n'est rien de plus que quelques opérations. Samir m'a aidée à me débarrasser de cette calamité. Sa grand-mère hoche la tête et jette un coup d'œil à son petit gendre qui discute avec le vieux Ameur à l'autre bout de la chambre. - Ton mari est un type bien, comme il faut. Rends-le heureux, ma fille. Il le mérite bien. Mordjana pousse un soupir qui n'échappe pas à son aïeule. Cette dernière la contemple un instant, avant de lui prendre la main et de demander d'une petite voix : - Quelque chose te manque, ma fille ? Tu ne me sembles pas aussi heureuse que tu veux le montrer. La jeune femme secoue la tête. - Je ne suis pas malheureuse, grand-mère. - Mais pas totalement heureuse non plus, ma petite, et je crois en deviner les raisons. Elle lui palpe le ventre et la regarde dans les yeux. - Il est trop plat ce ventre. Trop mou. Il ne porte pas encore les fruits de ton amour. Mordjana soupire encore. - On ne peut rien te cacher, grand-mère. La vieille femme se met à rire. - Tu oublies que j'ai fait l'école de la vie. Elle touche ses cheveux complètement blancs, puis ses gencives édentées. - J'ai affronté les déluges et les tempêtes de l'existence avant d'arriver à la dernière escale. Cette expérience, tu la connaîtras lorsque tu atteindras mon âge. Pas avant. Mordjana hoche la tête. - L'expérience de la vie. On dit bien "Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait" ! - C'est ça. Si je pouvais savoir des choses plus tôt, je n'aurais peut-être pas commis des incartades que je regretterais jusqu'à la fin de mes jours. - Tu as commis des incartades ? À te voir, j'ai du mal à le croire, grand-mère. La vieille femme sourit d'un air malicieux. - Que crois-tu donc ? Je n'ai pas toujours été vieille, pardi ! Moi aussi j'ai eu vingt ans et la beauté de cet âge. Moi aussi j'ai dansé sous les étoiles et séduit des jeunes gens de ma génération. Moi aussi j'ai aimé et j'ai été déçue. - Déçue ? Pourquoi donc, mamie ? Tu semblais si heureuse avec grand-papa. - Oui. Je ne m'en plains pas trop. Mais avant lui, j'ai connu quelqu'un d'autre. Un jeune homme que j'ai aimé à la folie et que mes parents avaient refusé sous prétexte qu'il n'était pas de notre rang. - Cela existait à ton époque aussi ? - Hélas ! Cette différence de niveau a souvent provoqué des aléas insurmontables. Les gens se croient éternels et vénèrent les biens de cette vie. On a beau dire que nous les musulmans ne sommes différents que dans la profondeur de notre foi, nous ne faisons rien pour le démontrer. Bien au contraire, nous aimons plutôt affirmer notre supériorité matérielle ou nos différences de classe. Nous tentons de mettre en exergue la noblesse de notre descendance et médire de ceux qui ne sont pas de notre rang.
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