Le périple moyen-oriental de notre reporter touche à sa fin. Dernière halte en Syrie, Halab, qu'il ne pouvait rater. Ultime surprise, une rencontre avec le célèbre Jalaluddine Weiss. Halab (Alep), 350 km au nord de Damas, mardi 17 janvier 2006. Irréelle. I-r-r-é-e-l-l-e ! Voilà le seul adjectif qui sied à Halab. Irréelle. Irréelle avec sa citadelle antique (qalâat Halab), ses khans, ses zouqaqs étroits, ses sept portes, ses “souks thématiques” (souk al âttarine, souk al khayyatine, souk adhahab, souk al harir…), ses mosquées séculaires (à l'instar du magnifique Jamaâ Al Amaoui) et ses églises maronites, ses sectes zaydites et autres confréries mystiques dont la célèbre Al Qalandariyya, confrérie soufie de derviches errants. Et puis son “tarab” et ses mouachahate exquis dont l'immense Sabah Fakhri est l'incarnation parfaite. C'était ma dernière halte en Syrie. Je ne pouvais venir au Cham sans visiter Halab. Mais je ne pouvais visiter Halab sans une “ziara” à l'un des monuments vivants de Halab : j'ai nommé Julien Jalaluddine Weiss. Un virtuose du qanûn. Un grand maître. Un prince. Un seigneur. Un dieu. De mère suisse-allemande et de père alsacien, Julien est devenu Jalaluddine depuis qu'il s'est converti à l'islam en 1986, empruntant le nom du grand poète mystique persan et fondateur de l'ordre des derviches tourneurs Jalaluddîne A-Roumi. Disciple de l'illustre joueur de oûd (luth) irakien, Mounir Bachir, et de nombreux autres cheikhs, Julien Weiss est un fin expert de la musique arabe classique, l'un des rares au monde. Ses recherches le conduiront à fabriquer son propre qanûn, commandé à un célèbre luthier turc, faisant porter le nombre de cordes des 78 habituelles à 102 de manière à explorer une gamme infinie de “micro-tons” comme il les appelle. Weiss est installé définitivement à Halab depuis 1995, année où il a fait l'acquisition d'un fabuleux palais Mamelouk du XIVe siècle. Une manière de faire corps avec cet Orient envoûtant dont Alep est la quintessence. Le peuple de Halab le lui a bien rendu, lui qu'on appelle amicalement “Jouliane”. “Jouliane ? Houa fi Tourkia, il est en Turquie”, me dit-on à Bab Antakya, me coupant tout espoir. Mais comme je désirais aller jusqu'au bout de ma quête pour faire plaisir à Amina, ma fiancée, elle qui, plus qu'une fan, est une adoratrice de Weiss, je voulais à tout le moins prendre une photo souvenir de sa maison. “N'oublie pas de visiter la maison de Jalaluddine Weiss”, ne cessait-elle de me répéter. Je me figure derviche errant, page volante ou personnage éthéré d'un roman de Amin Maâlouf ou de Gilbert Sinoué et me laisse bercer par les senteurs et les saveurs de cet Orient impossible jusqu'à Bab Qanassrine, la Porte des Deux Aigles. C'est là, à quelques encablures de Qalât Halab, que Julien Weiss a pris ses quartiers. Il est 19h passées. J'entre d'un pas prudent dans l'allée pavée de pierres nobles sous la voûte de la sublime porte. Un vieux en abaya, taqiya et barbe blanche passe : “Jouliane ? C'est un ami. Je vais vous conduire jusqu'à lui”, me dit-il. Nous entrons dans un labyrinthe de ruelles à la toiture basse et je me retrouve devant un magnifique palais à la voûte très haute, orné de ce qu'il y a de plus beau sur Terre. On dirait une caverne d'Ali Baba ou l'entrepôt d'un antiquaire. “Jouliane, j'ai un visiteur pour toi”, annonce le vieux dès la porte. J'entends une voix parler un arabe avec un fort accent français. Je reste timidement dans la cour de la maison un petit moment. Dans le hall, des photos de concerts de Weiss et sa troupe de derviches tourneurs, L'Ensemble El Kindi. “Viens, entre. Ici, tu es en Orient. Toutes les portes sont ouvertes”, me lance Julien. Il me tutoie dès l'accueil. Je m'attendais à trouver un vieil homme en gandoura et turban et voilà que je découvre un dandy svelte au physique d'éternel jeune premier qui ne fait guère son âge (52 ans), tout raffinement et élégance, heureux mariage d'Alep et de Paris. Je passerai près de deux heures à jouir de sa munificence. “Enlève tes pompes”, m'enjoint-il d'entrée et m'invite à le rejoindre à l'étage, dans la salle des qanûns. Il me serre un sandwich “jubné” chaud et du jus de carotte. On mange ainsi à la bonne franquette, sans protocole. “Tu as de la chance de m'avoir trouvé : je viens de rentrer d'Istanbul”, dit-il. Mes yeux se perdent dans l'admiration de ce chef-d'œuvre. “C'est réel ?”, balbutié-je. Mon embarras l'amuse. “Je suis le premier Occidental à m'être installé en Syrie”, affirme mon hôte. En ces temps de troubles entre Paris et Damas, il se veut un tantinet provocateur. “J'aurais bien demandé l'asile politique en Syrie”, ironise-t-il. Weiss s'allonge sur un lit comme sur un divan et moi je fais son psy. Il me parle tout à trac de sa vie sentimentale. Il venait d'acheter un appartement à Istanbul pour l'amour d'une femme. Une Turque. Une dure. “Elle m'a jeté pour un autre comme une vieille chaussette”, se livre-t-il. “Dans la science amoureuse, jeter Weiss est une proposition absurde”, rétorqué-je. Cela le fait sourire. La formule “mystique acoustique” que je lui sers le séduit. L'interview est de bout en bout irréelle, au milieu de ces turbans, ces coussins, ce décor tout soie, cuivre ciselé et lustres somptueux. Un palais brodé de la main de Dieu. Malheureusement, les batteries de mon dictaphone faiblissent, mon appareil photo fait des siennes, je dois écourter l'entretien. La dernière halte du voyage prend une allure franchement épique. Cela ajoute au caractère fabuleux de la rencontre. À la fin, Jalaluddine me demande : “Que me conseilles-tu au sujet de cette femme ?” Je lui dis : “Vous êtes un Dieu et le destin des dieux est d'être seuls.” Voilà. C'est fini. Mon voyage se termine en beauté. Je prends congé de Weiss, de ce moment absolu, d'Alep, de l'Orient et sa magie. Et de toi, ami lecteur. Mais il reste les reportages. Un matériau très riche. Waw ! J'ai rencontré Weiss. Je suis encore sur un nuage. Amina sera ravie… M. B.