Mardi 20 mai. Il est 22h. Berriane reprend graduellement son calme après une journée agitée à cause de l'enterrement d'un retraité, tué samedi dernier, Aïssa Dahou, 72 ans, originaire de Madagh, un quartier chaud par excellence où Ibadites et Malékites cohabitent bon gré, mal gré. Accompagnés du capitaine Soltani, commandant de compagnie de la Gendarmerie nationale de Ghardaïa, nous pénétrons dans les foyers chauds où des émeutes sanglantes ont opposé les deux factions en conflit depuis le 19 mars dernier. Dans ces quartiers, à savoir, Kef Hamouda et Madagh (Haï Al-Moudjahiddine), dix escadrons ont été déployés depuis Djelfa (1), Biskra (2), Ksar El-Boukhari (1), Béni Slimane (1), Hassi-Messaoud (1), Djir Thilghemth de Laghouat (3) et M'sila, pour sécuriser toute la région peuplée de 37 000 âmes, mais surtout les ruelles accidentées et inaccessibles où Ibadites et Malékites s'affrontent à la moindre provocation. “Nous intervenons à la moindre alerte. Parfois, les émeutiers font de la diversion pour gagner du temps et semer la terreur, de part et d'autre, et cela nous complique la tâche car nous déployons tout un escadron sur place. Du coup, nous étions obligés d'installer des gendarmes aux coins et recoins de la ville pour maîtriser la situation, contrôler le mouvement des jeunes sensibles aux provocations, mais surtout assurer la sécurité des personnes et des biens”, nous dira tout de go le capitaine Soltani. Et malgré ce plan de renforcement, les émeutiers cherchent des palliatifs pour tenter de tromper la vigilance des gendarmes pour raviver l'ire des jeunes et des habitants. Chose à laquelle les gendarmes, notamment les officiers supérieurs, trouvent du mal à maîtriser. Et depuis que les parades des uns et des autres ont été prises en compte, notamment face aux reliefs dangereux, les gendarmes sont alors passés au travail de proximité, non pas pour réprimer les émeutiers, mais pour contenir leur colère, les écouter et tenter, à chaque tentative de dérapage, de trouver une solution immédiate. Et dans ce climat aussi tendu, les escadrons accomplissent des patrouilles pédestres pour déterminer les points de départ des affrontements. “Avec tous ces efforts, ils (les émeutiers) trouvent le moyen de s'attaquer aux biens d'autrui en éteignant les projecteurs ou alors en désactivant les disjoncteurs à partir des pylônes électriques principaux”, nous explique-t-on encore. L'architecture de Berriane, un semblant de Casbah et de ksour, a contraint les gendarmes de faire appel aux escadrons équipés de véhicules qui pourraient sillonner les ruelles exiguës pour arriver aux points chauds. Pis, les deux factions recourent aux attaques à partir des terrasses avec tous les moyens possibles (cocktails Molotov, pierres, ferraille, etc.), ce qui cause parfois des blessés parmi les gendarmes qui peinent à pénétrer une cité à haut risque comme Berriane. Kef Hamouda, un véritable coupe-gorge 23h15. Nous sommes au quartier Kef Hamouda, le plus touché par ces fâcheux évènements. Un véritable coupe-gorge. Ici cohabitent difficilement Ibadites et Malékites. À proximité de l'hôpital et de la poste, des dizaines de maisons sont désertées par leurs propriétaires. Des images tristes, regrettables, voire insupportables. Dans ce foyer de tension où des dégâts ont été enregistrés, notamment depuis le 16 mai dernier, un terrain vague est dégagé par les autorités pour ériger une sûreté urbaine. Il était temps, dirait le commun des mortels ! À quelques encablures de cette cité fantôme, des escaliers mènent sur le lycée de Berriane. Un lycée tristement vidé de sa substance, — des futurs candidats au baccalauréat — depuis que les évènements ont pris une tournure aussi gravissime. Madagh, une cité sous haute surveillance 0h30, nous arrivons à Madagh. Le quartier où vivait le défunt Aïssa Dahou. La tension semble baisser d'un cran. Le commandant Moulay nous révèle qu'un travail de fond est quotidiennement accompli dans cette cité qui a renoué graduellement avec le calme. “Il y a eu beaucoup de propagande”, nous affirme le commandant Moulay qui semble maîtriser son sujet dans ce quartier bouclé de bout en bout par les escadrons de la Gendarmerie nationale. Première image : la mosquée dite mozabite n'est pas touchée par les évènements. Les maisons désertées par les habitants, de tendance ibadite, sont également épargnées par les émeutes, alors que d'autres maisons, pas loin du même lieu, ont fait l'objet d'actes de vandalisme. Dans un quartier peuplé par les Malékites, Chérif, un septuagénaire malékite, regrette de tels actes et appelle à la sagesse et au retour à la vie normale. “Si l'Etat n'arrive pas à résoudre ce conflit, personne ne le fera. Nous plaçons notre confiance en l'Etat. Et Dieu fera le reste, car nous sommes arrivés au point où il n'y plus de salamaleks entre nous ! C'est très grave. On nous menace quotidiennement de quitter les lieux, mais pour aller où ? Nous sommes des Algériens comme eux et nous n'avons jamais atteint ce point de non-retour. Chacun a sa propre mosquée, ses propres convictions, mais nous avons toujours vécu dans la sérénité. Aujourd'hui, des voisins nous jettent de l'essence au-dessus de nos demeures. Nous avons eu de graves blessés, brûlés avec de l'essence. Regardez-les, ils vivent en paix et nous vivons la peur au ventre. La vie est amère à Berriane !” témoigne ce vieillard estomaqué par ces douloureux évènements. À une ruelle près, des jeunes Ibadites surveillent les demeures abandonnées par la population. Dans le calme. Sujet du jour, comme chaque jour d'ailleurs, la cohabitation des deux communautés à l'ombre des émeutes. “Ils ont dépassé les limites de l'irréel. Ils se sont attaqués à nos femmes. Ils les ont traînées par les cheveux comme de vulgaires créatures. C'est insoutenable ! La dignité n'a pas de prix. Nous sommes prêts à enterrer la hache de guerre. Qu'ils le fassent aussi, sinon personne ne vivra plus en paix à Berriane. Du reste, celui qui a commis un crime devra payer. L'Etat doit sévir par la force de la loi. Aujourd'hui, les gendarmes sécurisent ces quartiers chauds. Et demain ?” s'interroge ce jeune dont ses parents se retrouvent, l'espace d'un conflit, dans un garage de fortune. Dans ce taco-tac, l'intervention du commandant Moulay a été judicieusement suivie par ces jeunes désemparés qui s'interrogent jusqu'à quand ce calme précaire durera. Il est 2h du matin, nous quittons ces deux quartiers chauds avec l'impression de sortir d'un bourbier, plutôt d'un volcan latent, où des populations sont prises en otages dans un conflit aux desseins inavoués et que nul, des deux côtés, n'avoue comprendre son origine. De notre envoyé spécial à Berriane (Ghardaïa) FARID BELGACEM