Considéré comme le père de la littérature algérienne de langue française, Mohammed Dib, écrivain et militant, avait placé beaucoup d'espoir dans l'indépendance de l'Algérie. Une fois la liberté recouvrée, il écrira «La Danse du roi» puis le diptyque «Dieu en Barbarie» et «Le Maître de chasse». Suite à son long séjour dans des pays du Nord de l'Europe (Finlande), Dib avait produit un ensemble de textes que l'on connaîtra sous le nom de trilogie nordique. Cette trilogie, rééditée par les éditions Chihab il y a quelques semaines, contient «Les Terrasses d'Orsol» (1989), «Le Sommeil d'Eve» (1989) et «Neiges de marbre» (1990). Ces romans traitent de problématiques philosophiques sur la vie, celle du passé qui doit s'adapter au présent de l'exilé. Ces réflexions philosophiques soulevées par ces romans sont reprises sous la forme d'un testament dans son livre «L'Arbre à dires». «Les Terrasses d'Orsol» Dans le premier roman de cette trilogie, le narrateur de ce premier roman nordique décide de quitter Orsol, sa ville natale, pour une mission de longue durée dans la ville lointaine de Jarbher. Sa nouvelle vie s'y était d'ailleurs ouverte sous le signe d'un enthousiasme sans coupure pour la gravité bienveillante de ses nouveaux concitoyens et pour l'atmosphère sereine de leur cité, au point que notre héros se laisse emporter à constate : «En fait, hors de cet endroit, personne ne connaît la vie dans sa vérité, ni dans cette vie la joie de vivre.» Le contexte des «Terrasses d'Orsol» est, au fond, aussi simple que cela. C'est le récit, sous une forme très raffinée et poétique et que des commentaires de l'auteur viennent encore régulièrement recadrer, de la transformation d'un homme déraciné qui égare brusquement ses repères, sa mémoire et jusqu'à ce qui fait le cœur de son identité. Un récit symbolique où le lecteur finit, il faut bien l'avouer, par se perdre à son tour à mesure que ses fondements, les émotions du héros et son expérience de l'exil se trouvent dissimulés sous les voiles d'une songerie de plus en plus fluctuante, inondée de métaphores et de symboles au sens de plus en plus incertain. Un récit, avec une fin, violente et hallucinée, laisse penser que l'auteur, lui aussi, en a quelque peu perdu le fil. «Le sommeil d'Eve» Ce roman donne la parole, tour à tour, à chacun des deux amants : Faïna la Finlandaise et Solh l'Algérien. Ce deuxième volet de sa trilogie nordique offre donc à Mohammed Dib l'opportunité de revenir, sur un mode sans doute plus facile d'accès, et certainement plus palpable, sur quelques-uns des thèmes parvenus dans le premier volume de cette trilogie, «Les Terrasses d'Orsol» : le déracinement, dont nos héros, installés en France, font tous deux l'expérience, mais aussi l'incommunicabilité qui se manifeste à travers leurs deux récits, et leurs perceptions parfois contradictoires d'un même événement. Inscrit dans le registre des romans englobant une diversité de choses, de personnes, de mœurs et de lieux en relation avec l'être humain et le monde, «Le Sommeil d'Eve» est un roman racontant les faits d'un amour passionnant entre deux êtres natifs de continents différents. Il est l'initiation au langage pur, magique, cependant tourmenté, d'une femme et d'un homme éloignés par la distance. Les mots cachés, dits dans la solitude, écrits ou pensés abolissent l'absence de l'autre, réduisent l'attente jusqu'à la blessure dans la chair établissant un échange surréaliste. Dans le premier mouvement du roman, Faïna, afin de combler l'isolement affectif, entretient des conversations, un soliloque comme lon tient un journal intime, avec Solh .. Lui, l'homme qui «l'a fait vivre» des jours à l'avance à travers une correspondance comme pour exister plus intensément dans ses pensées à lui et, en même temps, respirer le même air en temps réel. «Je me suis faite à notre dialogue hors parole, hors temps...». «Neiges de marbre» Dernier volet de la trilogie nordique, ce roman a comme décor le climat neigeux des pays d'Europe du Nord. Le narrateur est un traducteur exilé de son pays du Sud et marié avec une femme russe. Sa relation avec sa petite fille Lyyl est authentique. Père et fille parlent leur propre langage, mais sont capables de se comprendre et alimenter une conversation significative. «Et les discours qu'elle me tient en même temps. Pour ne pas les comprendre, il faudrait être bête à manger du foin. Je n'ai même pas à savoir les mots. Je lis simplement sur son visage. Et son visage se multiplie : amusé, surpris, dubitatif, concentré, heureux, malheureux, excité…». Le texte intimiste est, d'ailleurs, traversé par des méditations sur le langage et la quête de communiquer la subtilité des émotions humaines. Au même moment que le père développe son habileté à communiquer avec sa fille, sa relation avec sa femme s'étiole, les deux époux se retranchent dans le mutisme et il devient impossible de trouver les mots pour rescaper le couple. Les lectrices et les lecteurs adhéreront sûrement à cette belle initiative littéraire qui remet au goût du jour une trilogie dibienne qui n'a rien perdu de sa puissance littéraire.