L'entretien remonte à 1987. Deux hommes de grande envergure, Abdelkader Djeghloul et Mouloud Mammeri, se rencontrent pour dialoguer à propos de littérature et de culture. Nous essayerons de vous en rapporter l'essentiel. Abdelkader Djeghloul, qui en est le réalisateur, devait faire paraître ce dialogue enrichissant à tous égards dans les éditions Actualité de l'émigration dont il était le coordonnateur de la rédaction. Parlant de Mammeri, Djeghloul dit : «Nous n'étions pas amis, mais une complicité nous unissait : tous les deux, on avait fait le choix difficile et périlleux de travailler dans l'institution pour faire ce quelque chose que l'institution ne nous demandait pas à coup sûr, contribuer à une libération de la parole, à une critique du langage du pouvoir, à un dévoilement des aspects occultés de notre société». Place de la littérature dans l'ensemble de l'œuvre de Mammeri C'est la question que l'intervieweur a posée à Mammeri avec l'intention d'avoir de lui une réponse satisfaisante. Tel n'a pas été le cas pour Djeghloul qui comprenait que l'interviewé voyait la littérature comme un ensemble pas monolithique, mais constitué d'éléments complémentaires. Dire que Mouloud Mammeri est romancier est réducteur, parce qu'il est aussi dramaturge, poète, anthropologue, enseignant, chercheur, grammairien, et ce n'est pas fini. Mammeri a ce quelque chose que d'autres écrivains n'ont pas, une éloquence admirable qui le rapproche de l'aède. Mouloud Mammeri se dit, pour être précis vis-à-vis de Abdelkader Djeghloul, homme de littérature en tant que romancier et dramaturge, mais aussi linguiste et anthropologue. La littérature qui est dans toute sa diversité un ensemble de productions écrites ou orales qui recrée le vécu réel dans son environnement, car lui ajoutant un travail de création personnalisé qui présente la réalité autrement qu'on a l'habitude de la voir ou de la vivre. La littérature et les sciences humaines vont dans le même sens, celui d'une libération du carcan imposé. A la question : comment vous situez-vous par rapport à Med Dib et à Kateb Yacine ? Mammeri répond qu'ils ont été, en tant qu'Algériens tous les trois, des colonisés, qu'ils ont fait les premiers pas dans l'écriture sous le même colonisateur à qui ils ont emprunté la langue. Quant à la production romanesque des trois, elle est représentative de leurs différences, la vie humaine étant faite de différence qui fait qu'on n'écrit pas de la même façon. On en revient à la littérature, celle d'expression francophone sur laquelle on débat et pour laquelle le lectorat semble être réduit. Quelle est la place de «La colline oubliée», «Le sommeil du juste», «L'opium et le bâton» auprès du public algérien ? se demandent les deux partenaires au dialogue dans un pays où le français n'est pas la langue de tous, mais d'une infinie minorité. De «La traversée» et du «Banquet» à nos jours Les questions de l'intervieweur portent sur les raisons qui l'ont inspiré pour écrire «La traversée» et «le Banquet», la question du manque de lecteurs pour un Algérien écrivant en français ayant été posée. Puis la discussion s'est orientée vers la non-diffusion en Algérie des livres de l'auteur : les quatre romans, les deux pièces théâtrales ainsi que les recueils de poèmes au nombre de deux dont l'un consacré à «Si Mhand ou M'hand», l'autre aux «Poèmes kabyles anciens», plus les contes et les nouvelles. A qui la faute ? A l'auteur ? A l'Enal ?? On se jette la pierre alors que d'autres écrivains sont vendus moyennant des accords, entre les maisons d'édition nationales et étrangères, sur les droits d'auteur. Maspero est venu négocier avec l'ENAL de la vente des «Poèmes de Si Mohand» mais cette maison d'édition algérienne n'en a fait venir que quelques centaines d'exemplaires pour dire qu'il n'était pas interdit. Mammeri avait été victime de diffamations en ce début des années 1980 où le mot «amazigh» était encore tabou. De plus, pendant la guerre de Libération, alors qu'il était recherché pour être arrêté au point d'aller se réfugier au Maroc, on lui a attribué des articles de l'Echo d'Alger portant comme signature son pseudonyme qu'il faisait paraître au bas de ses papiers sur un organe de presse à vocation libérale. Le même Mammeri est l'auteur de papiers à caractère politique qu'il faisait parvenir à la délégation algérienne à l'ONU au moment où la question était en discussion; les articles étaient des rapports sur la situation en Algérie. Revenons en arrière pour dire que les romans de Mammeri n'ont pas bénéficié de publicité par voie écrite du vivant de l'auteur, à l'exception de «L'opium et le bâton» adapté au cinéma et qui a donné un bon film sur la guerre de libération. Le suivant, et qui est le dernier roman paru dans les années 1980, est passé inaperçu. Pourtant, il a été bien écrit. Mammeri dit qu'aucun journaliste, analyste de livres littéraires, n'a jugé utile de présenter son dernier roman sur une page culturelle d'un journal. On parle même d'interdiction entre lui et l'intervieweur. L'échange : question-réponse n'a rien laissé dans l'ombre si bien que Djeghloul a obtenu tout ce qu'on voulait savoir sur un itinéraire d'écrivain, y compris les moments durs qui l'ont jalonné. Il s'agit des années qui ont conduit au printemps berbère, à la reconnaissance de l'identité amazigh et de la langue amazigh, concernant Mammeri. L'actualité littéraire jusqu'à la fin des années 1980 Entre intellectuels de haut niveau, on finit toujours par des analyses objectives des problèmes linguistiques qui sont normalement liés aux préoccupations majeures des linguistes qui finissent par comprendre que le multilinguisme en Algérie, l'expression culturelle multiforme pouvaient être des facteurs d'union nationale. Le champ culturel devrait évoluer pour le bien de tous dans un même pays, grâce à des chercheurs versés en la matière. Jusqu'à l'année de la disparition de Mammeri, on a assisté à l'émergence d'une nouvelle génération d'écrivains talentueux. Mammeri a connu un peu Boudjedra, Mimouni, mais assez bien Tahar Djaout qui lui a consacré une interview que l'on a considérée comme une œuvre à part entière tant l'entrevue a été longue, peut- être s'était-elle faite en plusieurs étapes. Djeghloul semble avoir été sidéré par un écrivain qui, en plus des œuvres littéraires qu'il produit, dirige deux revues dont il est lui-même l'initiateur : Awal et Lybica, éditées pour diffuser des papiers spécialisés et portant sur la réalité algérienne. Pour l'intervieweur, Mammeri est quand même digne de louanges : homme de plume de haut rang, retiré de l'espace public mais toujours présent dans son pays, selon les propos de l'un et de l'autre. Les deux partenaires ont trouvé étonnant que l'OPU n'ait pas répondu favorablement sur l'éventualité d'une diffusion de «Awal», revue scientifique, ainsi que de l'édition de la biographie de Cheikh Mohand sous le titre «Chikh Mohand inad». On aurait voulu une conclusion de Djeghloul sur Mammeri auprès de qui il a réalisé cette entrevue tout de même assez copieuse, pour dire par exemple qu'il a été un auteur atypique et un grand résistant.