Née au Rwanda où sa famille fut exterminée par les génocidaires hutus, Scholastique Mukasonga vient de publier un recueil de nouvelles qui puise ses sujets dans l'histoire de son pays. Auteur de cinq livres, dont un roman primé par le prix Renaudot 2012, elle vit aujourd'hui en France. «On ne fait jamais le deuil d'un génocide», aime rappeler Scholastique Mukasonga qui a perdu 27 des siens dans les massacres génocidaires qui ont ensanglanté son pays en 1994. Parmi le million de victimes qu'a fait ce génocide il y avait sa mère Stefania, son frère Antonio, ses neveux, ses nièces.... Elle n'a jamais retrouvé les corps de ses proches, les cadavres qu'on imagine suppliciés, sans doute éventrés à la machette comme tant d'autres avant d'être jetés sans cérémonie aucune dans les fosses communes ou dans les fleuves. Vingt ans après, leur mémoire accompagne à chaque instant la Rwandaise. La compagnie obstinée de ses morts a fait d'elle la grande écrivaine qu'elle est aujourd'hui devenue. Comme Primo Lévi L'auteur de «Notre-Dame du Nil» (Gallimard, 2012) est la première romancière rwandaise... du Calvados, terre normande où celle-ci a élu résidence en 1992. Elle y exerce le métier d'assistante sociale. L'écriture est venue deux ans plus tard, en regardant à la télé le drame épouvantable qui se déroulait dans son pays. C'était comme une montée irrésistible et brutale d'angoisse, du fond de l'inconscient. Elle s'est mise alors à noter des bribes de paroles, des impressions, des paysages, des émotions, bref, tout ce qui lui passait par la tête, de peur que ça s'efface à tout jamais. Un peu «comme Primo Lévi, griffonnant sur les tickets de métro», a expliqué Mukasonga dans une récente interview. Elle, elle a griffonné ses souvenirs dans un cahier d'écolier, sans savoir qu'un jour elle en ferait un livre... des livres. Elle n'était pas encore tout à fait convaincue de ses talents d'écrivain. Ses proches, en revanche, en étaient persuadés, et cela depuis belle lurette. Son père, ne lui disait-il pas qu'elle serait la mémoire de la famille ? Il avait insisté pour qu'elle aille à l'école. Dans ses livres, Mukasonga a raconté que son père savait - inconsciemment bien sûr - que le destin de sa fille cadette n'était pas de tomber sous la machette, mais de perpétuer la mémoire, celle de la famille et de toutes les victimes de la tragédie de 1994. C'est sans doute pour cela qu'il l'avait incitée à s'exiler au Burundi lorsqu'elle fut chassée en 1973 de son école d'assistante sociale de Butare. Cancrelats Aujourd'hui encore, malgré ses 56 ans, la romancière n'a rien oublié de la violence et des humiliations des conflits ethniques qu'elle a connues dès son enfance. En 1960, au nom de la «révolution sociale» qui battait son plein à l'époque, sa famille fut déplacée dans la savane inhospitalière du Bugesera, à Nyamata, par l'administration coloniale belge. Celle-ci avait pris fait et cause pour les Hutus, numériquement majoritaires, qui avaient entrepris d'asseoir leur hégémonie politique avant l'accession de l'indépendance du pays en 1962. La nouvelle République rwandaise fut fondée dans le sang des Tutsis, devenus objet d'un véritable déchaînement de haine. Leur surnom de «cancrelats» (inyenzi en kinyarwanda) date de cette époque. Scholastique Mukasonga a fait le récit de cette période dans «Inyenzi ou les Cafards» paru dans la collection «Continents noirs» de Gallimard, en 2006. C'est un livre à la fois historique et autobiographique, qui marque l'entrée de la Rwandaise dans le monde de la littérature. D'emblée, elle a fait de la mémoire, son thème de prédilection. « Je ne suis pas une intellectuelle, aime-t-elle répéter. Je me sers de l'écriture pour élever un tombeau de papier à ceux qui resteront toujours sans lieu de mémoire». C'est dans cette veine que s'inscrit son deuxième livre «La Femme aux pieds nus» (Gallimard, 2008), hommage à sa mère et à travers elle à toutes les mères courage qui malgré les humiliations du présent trouvaient la force de pousser leurs enfants sur le chemin de l'avenir. Offrande C'est dans ses derniers ouvrages dans lesquels elle quitte pour de bon les rives de l'autobigraphique pour plonger dans les eaux du fictionnel que Mukasonga donne la véritable mesure de ses talents d'écrivain. Prenant ses distances par rapport à ses souvenirs, elle entraîne ses lecteurs sur les voies de l'imagination, notamment dans son beau roman «Notre-Dame du Nil» (Gallimard 2012) couronné par le prix Renaudot. Le microcosme du lycée de jeunes filles que cet ouvrage raconte devient, sous la plume de la romancière, la métaphore du Rwanda avec l'affliction en moins. «L'espace fictionnel m'a permis, explique Mukasonga, d'exprimer ce que je n'aurais pas pu en tant que victime.» Selon la légende, lorsque les tueurs hutus descendaient sur les villages tutsis, les femmes s'habillaient de leurs plus beaux pagnes, avant de partir se cacher dans les marais, leurs enfants dans les bras. Demeurer digne à tout instant, une philosophie que la romancière, fille et sœur des femmes massacrées, a fait sienne, jusque dans ses écrits. Son nouveau recueil de nouvelles qu'elle vient de publier sous le titre à la fois tragique et évocateur de «Ce que murmurent les collines» témoigne de cette dignité que traduisent le style et la voix de la romancière. Une dignité que le lecteur perçoit dès la première page du volume où il est d'entrée de jeu question de bruissement de mémoire, de murmures et de silences. C'est dans le silence nostalgique et distancié que Scholastique Mukasonga explore désormais le temps perdu et jamais retrouvé de son passé. Les six textes de son recueil frappent par leur discrétion, leur sobriété, devenues les marques de fabrique de cet écrivain qui, du fond de son exil normand, construit son œuvre telle une offrande dédiée à la mémoire des siens tombés sous les machettes des tueurs. «Ce que murmurent les collines», par Scholastique Mukasonga. «Continents noirs», Gallimard 2014, 141 pages