Alors que la Guinée connaît des bouleversements politiques profonds, zoom sur un écrivain de ce pays qui a longtemps vécu en Algérie. Tierno Monenembo est un romancier guinéen qui a développé une relation particulière avec l'Algérie, puisqu'il y a vécu de longues années et qu'il en a gardé un excellent souvenir comme il me l'a confirmé dernièrement. Tierno Monenembo est né à Conakry en 1947. Son itinéraire est impressionnant, car il a quitté la Guinée, non pas par avion ou par bateau, mais à travers la brousse avec tout ce que cela comporte comme danger, pour se rendre à Dakar au Sénégal puis à Abidjan en Côte d'Ivoire. Après des études à Lyon, il est venu en Algérie à la fin des années 1970 pour y enseigner. Il avait fui la Guinée à cause de la répression, de la pauvreté mais aussi à cause de la pauvreté culturelle. Enfant, il était attiré par la lecture et la littérature, ce qu'il a continué d'être malgré des études orientées vers les sciences. La raison pour laquelle je dresse ce court portrait biographique, c'est pour montrer combien le roman que je viens de lire L'aîné des orphelins lui ressemble, même si le contexte du récit est bien entendu beaucoup plus dramatique et n'a rien à voir avec la Guinée des années 1960 et 1970. Cependant, la situation de la Guinée aujourd'hui inquiète ce romancier à l'écoute de son continent, un romancier sensible à toute tragédie qui se déroule en Afrique qui n'en finit pas de présenter une image dramatique malgré le désir des gens à vivre heureux. L'aîné des orphelins est un roman fort, bouleversant, qui narre des événements douloureux, ceux qui se sont déroulés au Rwanda, il y a quelques années, les massacres de populations, le génocide de tout un peuple face à un monde silencieux qui a laissé faire, du moins au début des massacres. Ecrire un récit sur un tel drame relève de la gageure. Tierno Monenembo prend ce risque et le résultat est émouvant. Il écrit une histoire humaine avec tout ce que cela comporte comme tristesse et malheurs, à travers le personnage d'un enfant rwandais, Faustin Nsenghimana. C'est un récit à rebours qui commence par la fin et se termine par le début du vécu de cet enfant dont l'expérience malheureusement n'est pas unique dans le monde d'aujourd'hui. Le narrateur nous introduit dans un monde de brutes, dans un monde qui fait perdre son innocence à tout enfant qui vit un tel drame, celui de voir ses propres parents assassinés à la machette, toute sa famille égorgée, tout le village tué pour une raison qui défit toutes les lois de l'entendement, parce qu'on appartient au mauvais camp, celui qui est différent. Faustin Nsenghimana et toute sa famille ont le seul tort d'être Tutsis. L'autre camp, les Hutus ont décidé d'éliminer tous les Tutsis du Rwanda. Ce qui intéresse dans ce roman ce n'est pas qui a raison, qui a tort, puisque Faustin est à la fois victime et bourreau, mais la manière dont le romancier met en scène l'absurdité de tels actes, l'absurdité de tels comportements qui obéissent aveuglément à des manipulations politiques qui dépassent les personnes concernées, d'un bord comme de l'autre. Le narrateur suit la vie de Faustin et montre ainsi les péripéties de sa survie, tout ce qu'il a enduré pour ne pas être tué, la vie dans les rues, les violences extrêmes faites à un enfant qui n'a plus d'enfance qui passe dans l'horreur du camp adverse. De la mendicité à la débrouille, de la peur à la terreur, de la loi du plus fort à son autodéfense, dans un monde qui ne reconnaît ni innocence ni pardon, son enfance a été violée. La débrouille, les passe-droits, la corruption, la prostitution, les mensonges pour pouvoir vivre un jour de plus. Pour cet enfant, dormir est « le moment le plus angoissant ». La prouesse de Tierno Monenembo est d'écrire avec beaucoup d'ironie et d'humour un drame aussi horrible que la vie de cet enfant rwandais qui n'éprouve plus de sentiments envers les autres êtres humains, pour qui la valeur d'une vie humaine ne compte plus et c'est cela l'apprentissage dans un monde où le génocide est porté au rang d'honneur. Quand la rumeur de tels actes commençait à courir, Faustin Nsenghimana demande à son père qui ils sont, Tutsis ou Hutus ? « Père, est-ce que je suis un Hutu ? - un vrai puisque j'en suis un ! - Donc je ne suis pas Tutsis ! - Mais si, tu en es un, puisque ta mère Axelle est Tutsie, mais pourquoi me demandes-tu ça ? -Il est bon de savoir qui on est, non ? Surtout par les temps qui courent ! - ça c'est vrai mon enfant ! ». Tout le drame de ce pays est résumé dans ce dialogue car les Rwandais sont à la fois Tutsis et Hutus ! Tierno Monenembo ne laisse pas en reste les reporters européens face à de tels drames par le biais du personnage de Rodney, journaliste cameraman bourlingueur international, qui n'est heureux que quand il y a des drames dans le monde. Pour ce « freelance », la manipulation de l'information est parfois utilisée sans scrupule : « Un tremblement de terre en Colombie, Rodney est sur place. Une forte mousson en Inde, voilà le zèbre Rodney et son étrange fourbi ! Une guerre en Somalie, on fait appel à Rodney ! Rodney est partout où ça va mal. Rodney est un médecin qui arrive en souhaitant que ça aille mal encore. » Et Rodney se porte comme un charme. Ce qui est terrible c'est que Rodney établit une relation avec Faustin moyennant quelques dollars pour qu'il fasse quelques sites du génocide comme on parle de sites industriels ou de sites touristiques. Les sentiments les plus profonds de Faustin sont distillés tout au long du roman, révélant des blessures indélébiles. Les politiques africains devraient lire ce roman pour qu'ils réalisent les dégâts qu'ils provoquent pour des générations à cause de politiques égoïstes. Tierno Monenembo est un romancier de la mémoire qui dit l'errance africaine. Tierno Monenembo, L'aîné des orphelins, Paris : Seuil 2000.