Combien de fois, m'étais-je dit, en sirotant mon café matinal : avais-je honoré ma dette vis-à-vis de ma mère ? Parfois, je me réveille, en pleine nuit, en me posant cette question-là. Je ne sais pas si c'était un coup de folie, ou si c'était un éveil de conscience, ou c'était purement de la sensibilité ! Honorer la dette d'une mère, ô mon Dieu, c'est comme si je pousse une pierre au sommet de la montagne, d'où celle-ci finit toujours par retomber. Comme dans le mythe de Sisyphe de Camus, mon âme ne cesse d'exprimer son impuissance à relever le défi. La mère, c'est ce qu'il y a de plus valeureux sur la terre et perdre sa mère, c'est perdre son ancrage à l'humaine condition qui nous agit de l'intérieur. Il est des fois des prémonitions où je me convaincs que le fait de perdre sa mère nous plonge dans un immense deuil, nous rendant inconsolables pour des siècles. Ce lien ombilical, presque éternel, est d'une telle solidité qu'il nous laisse dans l'incapacité de le rompre, ou d'être patient pour sa rupture. Comment rompre avec sa génitrice ? Comment rompre avec l'auteure de ses jours ? Comment résilier tout ce contrat vital d'affection et d'amour, sans clauses ni conditions particulières, sans que l'on sombre dans le trou du chagrin et de la dépression ? Un vieil ami émigré m'a expliqué que, de la même façon qu'on n'oublie pas sa mère, la terre natale s'accroche indéfiniment à nos basques telle une sangsue paranoïaque. Mon ami, à présent dans les étoiles du ciel, me suggérait de ne jamais dénigrer son pays, quoi qu'il fasse et quoi que la providence soit amère avec nous. Pour lui, chaque saut dans sa terre natale est une nouvelle naissance : un réveil au monde des êtres et des choses. D'ailleurs, peste-t-il, les yeux anormalement rieurs derrière sa paire de lunettes, chaque fois que l'avion décolle de l'aéroport d'Alger ou de n'importe quelle localité d'Algérie vers son gîte d'exil dont il n'a jamais voulu, son cœur pleurait et il se sentait comme arraché à soi, aux siens, à sa terre, à la vie. Et, comme par hasard, ce sentiment s'inverse, le jour où cet avion-là atterrit sur le tarmac de l'aéroport d'Alger. Il se sentait, à l'en croire, comme porté par le vent au ciel. C'était une joie incommensurable, à nulle autre pareille. Une joie dont on ne guérit pas facilement. C'était de la magie. La magie de la mère, avec ses bras qui nous retiennent, qui nous enlacent, qui nous protègent, qui nous défendent, qui ne veulent plus nous lâcher, malgré tout. S'il y a avait un amour sur la terre, il ne s'appellera que «mère», ne cesse de confirmer, toutes preuves à l'appui, mon cher ami disparu ! Peut-on alors remplacer sa mère ? Ô mon Dieu, qui est ce «con» qui avait osé poser cette «horrible» question ? Eh bien, ce «con» oserait encore, semble-t-il, reposer une autre question davantage plus stupide : «peut-on remplacer sa terre, son pays, ses origines, sa couleur de peau? Le dilemme de la mère est ma foi comme celui du châtiment de Sisyphe... Allons remonter chaque fois le rocher au sommet de la montagne, pour payer notre dette..., ô pardon, nos dettes à la mère qui se chiffrent par... !