A78 ans, le poète, penseur et philosophe syrien Adonis, ne veut pas tordre le cou uniquement à la langue arabe mais aux convictions et aux régimes politico-religieux qui étouffent les sociétés arabes et aux intellectuels qui reproduisent en boucles les idées prêt-à-porter. « Vers une résistance radicale et globale », a plaidé Adonis, le 13 octobre dernier, dans une conférence à la Bibliothèque nationale à Alger. Ce n'était pas parce que l'auteur du monumental Le constant et le variable était invité pour la première fois en Algérie qu'il allait se gêner et se retenir. Il a dit ce qu'il pensait, irritant la sensibilité de certains présents à la salle rouge de la BN. C'est qu'Adonis, comme l'a si bien souligné le romancier Amine Zaoui, directeur de la Bibliothèque nationale, est un poète qui « creuse dans les tempêtes ». « On ne peut pas évoquer la modernité sans parler d'Adonis. Il a combattu l'ennui qui caractérisait la poésie arabe et les règles rigides qui en étaient liées. Il a donné à la langue arabe un autre souffle. Et sur son chemin, ce polémiste a trouvé des adversaires et des ennemis », a-t-il relevé sans manquer de rappeler qu'Adonis a traduit au français la poésie d'Abou Alaâ El Maâri et à l'arabe celle de Saint John Perse. La résistance défendue par Adonis est celle de la Moumanaâ qui sous-entend le refus également. Refus de systèmes politiques bâtis sur le fait religieux qui tyrannisent les sociétés arabes et musulmanes. Et là, le penseur a pris le soin de préciser : « Je parle de l'Islam en tant qu'ordre, institution mais pas en tant que croyance ou expérience personnelle que je respecte et défends. Chaque personne a le droit d'avoir une croyance ». Et il ajoute que s'il critique les intellectuels arabes, il ne se met pas en retrait. « Je suis autant concerné qu'eux. Je fais partie de ce grand crime arabe, l'arriération ! », a-t-il appuyé. En Egypte, en Syrie, en Libye ou en Irak, les résistants d'hier sont, d'après lui, devenus des oppresseurs une fois arrivés au pouvoir. Adonis, sans doute par élégance, a évité de parler de l'Algérie où le FLN, parti unique, a préparé le lit à une véritable dictature militaire dans les années 1970. « Les mouvements révolutionnaires sont devenus des systèmes tyranniques qui usent de la violence pour se maintenir au pouvoir (...) Ils ont adopté le langage et l'attitude religieux pour mieux régner. Chaque parti pense être sur le droit chemin, les autres, ceux qui s'opposent, sont dans l'erreur », a estimé l'auteur de Feuilles dans le vent. Ces mouvements, selon lui, s'attachent à la glorification du passé, à l'entretien de l'apparence et à une certaine « idéoligisation » du fait religieux. « Leur pensée est basée sur le licite et l'illicite. Toute résistance n'est acceptée que si elle est menée de la manière qu'ils veulent. Autrement, tout résistant sera banni et persécuté », a-t-il expliqué. D'après lui, les intellectuels arabes ont accepté que dans leurs pays, l'individu n'est perçu que comme une machine. « Son identité ne lui appartient pas au nom d'une lecture de la révélation divine. Celle-ci est transformée en institution politique dominante articulée sur une vérité absolue qui conduit à la soumission et à l'allégeance. Personne n'y échappe », a-t-il expliqué. Il a argumenté son propos par les luttes fratricides qui ont suivi la mort du Messager de l'Islam, entre Koreïchites et Ansar et par les sentences mortelles contre les renégats à l'époque. « Ceux-ci n'ont pas renié l'Islam mais ont refusé de payer la Zakat parce qu'ils étaient pauvres. Ils ont été accusés de se soulever contre la sunna par l'ordre en place », a noté l'auteur d'une étude sur « le choc entre la modernité et le pouvoir de l'héritage religieux ». Les intellectuels ont été, d'après lui, complices pour avoir accepté de ne pas voir le passé d'un œil critique et retenir les leçons des dérives commises au fil des temps depuis l'avènement de l'Islam. « Ils ont dit qu'ils ne voulaient pas provoquer les gens. Or, on ne peut pas comprendre les problèmes de la société sans revenir à l'histoire en y faisant des recherches. Ces intellectuels, même ceux de gauche, se sont moqués des populations en disant qu'ils défendent leurs droits. Tout ce qu'ils ont fait, c'est de courir vers le pouvoir », a déclaré l'auteur de la célèbre thèse du Constant et du variable (qui a suscité une immense polémique dans le monde arabe). Selon lui, les régimes en place ont mélangé rites, argent, tribus, clans et violence, les ont liés pour renforcer leurs positions en alimentant la culture du passé. « Le dirigeant arabe proclame : Dis moi à quel degré tu me soutiens et je te dirai quel est le niveau de ton nationalisme (...) Le pluralisme culturel, basé sur l'égalité et la tolérance, n'a jamais existé. Autant que le droit. Comment peut-on inventer les lois, il y a 6000 ans, avec Hamourabi, et n'être plus capable d'en avoir en 2008. Mais, s'il y a une loi, elle n'est appliquée que sur les plus faibles. Je vous le dis, les régimes arabes sont un viol ! », a-t-il noté. Citant le texte coranique, il dit que le problème se situe dans les lectures et les interprétations. « Quelle que soit la grandeur d'un texte, il deviendra petit après passage par un esprit étroit », a relevé le penseur. Il a regretté que parmi les 1,3 milliard de musulmans, il n'existe pas de penseur qui réclame une lecture nouvelle de la religion. « La critique a ravivé le christianisme en Europe, l'Eglise l'a tué », a-t-il précisé. « Il n'y pas d'autres choix que de délier ce rapport entre le politique et le religieux. Je suis contre tout Etat bâti sur la religion. Dans les conditions actuelles, il est impossible que les sociétés arabes adoptent la démocratie. Celle-ci est une culture, une morale, des pratiques. L'apprendre prend du temps. Cela dit, les athées arabes les plus extrémistes estiment que la religion est un besoin pour l'homme autant que l'est le pain. La religion, une pratique de tous les jours, doit être discutée, enrichie par le débat », a-t-il proposé. Interrogé sur le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais, il a précisé n'avoir pas de réponse à avoir sur le parti de Khaled Mechaâl. « Je ne connais pas le contexte palestinien. Par contre, je suis d'accord avec le Hezbollah en tant que combat, pas en tant qu'idée religieuse. Le Liban est un pays multiconfessionnel. Aucune religion ne doit s'imposer à l'autre », a-t-il souligné. Il regrette que les Arabes n'ont aucun mot à dire sur l'avenir du l'humanité. « Nous avons disparu en tant que civilisation. Nous existons en tant que peuple, mais nous sommes absents de la carte du monde actuel », a constaté l'auteur de Chants de Mihyar le Damascène (un recueil qui a ouvert la voie à une nouvelle esthétique dans la poésie arabe). « Je déteste les réponses parce que je suis convaincu de ne pas avoir une vérité à moi. J'ai toujours douté de tout », a-t-il répliqué au public qui le harcelait de questions. Certains, des députés islamistes, n'étaient pas d'accord avec l'analyse du poète. De son vrai nom, Ahmed Ali Saïd Esbar, ce natif de la région de Lataquié en Syrie, est auteur d'une cinquantaine de recueils, d'études critiques, d'essais et de traductions. En 1988, il avait été présenté pour le Nobel de la littérature, remis à l'époque à l'Egyptien Nadjib Mahfoud.