Elles étaient là, armées uniquement de courage et de la solidarité du mouvement associatif féminin. Elles, ce sont les deux femmes victimes de harcèlement, qui ont osé briser le silence en dénonçant, à travers un article publié par le quotidien Djazaïr News. L'auteur de l'acte est leur responsable hiérarchique. Profitant du flou qui caractérise la loi sur le harcèlement, ce dernier a renversé la situation en portant plainte pour diffamation contre les deux femmes et le journal qui a publié leur récit tragique. Du coup, de statut de victimes, elles ont basculé vers celui de prévenues. Néanmoins, dans leurs déclarations à l'audience d'hier, elles ont réussi à dire haut ce qu'elles ont enduré très bas et ce que des milliers d'autres femmes encore endurent dans le silence. Leurs avocats commencent par regretter l'absence des témoins à décharge, non convoqués par le parquet. Aïcha, (nous l'appellerons ainsi pour préserver son anonymat), presque la cinquantaine, est la première à passer à la barre. « J'ai sollicité le journal après avoir constaté que la situation s'empirait de plus en plus, à défaut de réaction des responsables hiérarchiques. J'ai écrit de nombreuses lettres restées sans réponse. Cela fait des années que je fais l'objet de harcèlements sexuel, moral et administratif », lance-t-elle d'une voix enrouée. La juge : « Avez-vous déposé plainte ? » La prévenue : « Au début, c'est-à-dire en 2003, la loi sur le harcèlement n'existait pas encore. Je pensais que la situation allait être prise en charge par les responsables. » La présidente : « Avez-vous des preuves sur ce que vous avancez ? » La prévenue, un peu désarçonnée, comme si elle s'attendait à une telle question, répond : « Je ne peux prouver mes dires qu'à travers la lecture du volumineux dossier, entre les mains de mes avocats, relatif aux innombrables décisions dont j'ai fait l'objet de la part de mon directeur. Cela fait cinq longues années que je souffre des agissements de mon responsable », dit-elle. La présidente du tribunal appelle à la barre Nacéra, la collègue, qui a soutenu Aïcha jusqu'au bout et lui a exprimé sa solidarité. Elle aussi déclare avoir subi le pire de la part de ce cadre, responsable des projets à la Banque nationale d'Algérie (BNA). « J'ai encouragé ma collègue à dénoncer ce qu'elle subissait, parce que moi aussi je faisais l'objet de ce même harcèlement. Nous avons écrit à tous les responsables, en vain. C'est pour cela que nous avons décidé de saisir le journal et de faire état de notre souffrance », explique Nacéra, toute confiante. Le journaliste et les caméras du couloir Le journaliste auteur de l'article estime avoir fait son travail en respectant les principes de base de la profession. « Les victimes ont fait état de leur calvaire, j'ai enregistré leurs déclarations et appelé la cellule de communication de la banque pour avoir la version des faits de la partie incriminée », déclare le confrère. La présidente lui demande s'il a vérifié les propos des prévenus. « Bien sûr », souligne-t-il. Son directeur abonde dans le même sens en affirmant qu'il est du devoir de son journal d'être à l'écoute de l'opinion publique et de prendre en charge ses préoccupations. La parole est donnée au plaignant qui, debout face à ses employées, persiste à affirmer que celles-ci ont « porté préjudice à son honorabilité ». La juge tente de comprendre. « Pourquoi, selon vous, elles vous accusent de harcèlement ? Y a-t-il quelque chose entre vous ? », demande-t-elle. Le plaignant : « Je ne comprends pas. Comment puis-je la harceler alors qu'il y a des caméras et des agents de sécurité », indique le plaignant avant d'être interrompu par la magistrate. « Les caméras et les agents de sécurité sont dans les couloirs et pas dans les bureaux », lance-t-elle. « La porte de mon bureau est souvent ouverte, comment pourrais-je les harceler ? », répond-il. La présidente se ressaisit et lui fait remarquer : « De toute façon, nous sommes là pour une affaire de diffamation et non de harcèlement. » Maîtres Meslem, Bouhassen et Chaouch, composant la défense des prévenues ont plaidé l'innocence de leurs mandants, estimant que les deux femmes « ont eu un courage exceptionnel en dénonçant publiquement leur harceleur. Ces deux femmes qui ont près de 30 ans d'ancienneté dans cette banque, dont l'une est mère d'un jeune homme de 27 ans, ont eu le mérite de casser un tabou dans une société qui ne pardonne pas. Il est difficile de croire que ces deux femmes puissent aller au-devant de telles situations, si elles n'avaient pas été touchées dans leur dignité et leur honneur. Leur directeur a fait appel à de nouvelles recrues pour leur faire signer une pétition faisant son éloge. Mais nous savons tous comment fonctionne l'administration et nous comprenons la réaction de ces employées qui ont peur de perdre leur salaire ». Maître Ouali, avocat du plaignant exhibe la lettre en question pour brosser « l'intégrité » de son mandant et son « honorabilité », avant d'exiger des dommages et intérêts aux quatre prévenus, les deux femmes et les deux journalistes, estimés à 1 million de dinars pour chacun d'entre eux. Le représentant du ministère public, resté muet durant tout le débat, se contente d'une voix étouffée de demander une peine de 2 mois avec sursis assortie d'une amende de 50 000 DA pour tous les prévenus. Le tribunal rendra son verdict le 3 décembre prochain. Dans le hall du palais de justice, les deux prévenues se heurtent aux propos violents de certaines de leurs collègues venues assister au procès pour se solidariser avec leur patron. Elles ont pour la plupart apposé leur signature sur la lettre de soutien à leur directeur.