A travers son deuxième roman, tout aussi marqué par la poésie, regards sur l'œuvre singulière d'un auteur discret et secret. El-Mehdi Acherchour (né en 1973 à Sidi Aïch) est un « cas » dans la littérature algérienne d'expression française. Poète salué ici-même (El Watan du 9 septembre 1997) pour son premier recueil aussi énigmatique que serein, L'œil de l'égaré (Paris, Marsa, 1977), il vit depuis quelques années aux Pays-Bas tout en continuant à être présent dans le paysage éditorial franco-algérien. S'il a poursuivi à Alger avec deux autres réussites poétiques (Chemin des choses nocturnes, Barzakh, 2003, et Hallaj à Alger, El Ikhtilef, 2005), il s'est métamorphosé depuis en solide et « difficile » romancier avec Lui, le Livre (Alger, Barzakh, 2005). Ce faisant, il vient démentir la légende éditoriale qui veut qu'un second roman soit toujours inférieur au premier en publiant - de nouveau à Paris - Pays d'aucun mal, chez l'éditeur algérien Aden dont la collection Le Cercle des poètes disparus a été primée à maintes reprises. Les titres d'Acherchour sont de véritables énigmes vivantes, d'autant que ses écrits tentent des aventures à travers le langage et résistent de ce fait à l'analyse. Ce sont donc des œuvres confidentielles et l'on se demande si elles sont lues en dehors de quelques fidèles. Sans jouer à la vedette (qui tient à sa manière de vivre) ni à l'écrivain maudit (la malédiction n'est jamais utile), l'auteur s'est de surcroît peu confié à son public : un seul reportage-entretien (in Métropolis de la chaîne Arté) dans lequel il avoue ne pas avoir de lecteurs en Algérie. Pourquoi écrit-il alors ? A cette vieille question surréaliste (posée la première fois à André Breton en 1925 à Paris dans un café par un consommateur anonyme), Acherchour sait se faire entendre auprès de ses lecteurs potentiels, qualifiés parfois d'auditeurs, car la réponse est dans ses livres épris à la fois de confidentialité et d'opacité. Dans Pays d'aucun mal, tout est dans le titre qui exprime le secret essentiel d'un enfant qui rêve d'être « le père de l'homme ». Ce roman est élaboré comme une quête pour allonger le temps humain. Les titres des chapitres (Dernière nuit d'hiver, L'Autre nuit, Dès ce printemps, Au printemps suivant) constituent des étapes d'apprentissage où la succession des saisons apparaît comme un élément structurant de l'histoire. Il s'agit d'un retour, après rencontres et passages, dans un petit village montagneux dont quelques référents (sa dénomination, Testa-Guilef, ou sa situation, au-delà d'une vallée où coule la rivière La Soummam) font penser à la géographie rurale de l'écrivain. Le narrateur, Moh-Ammar, sur demande de son grand père déjà mort, revient au village du pays de l'enfance où règne désormais, parmi les ruines et le cimetière, le silence du bruit des anciennes paroles. Entre vérité et songe, dialogue avec l'invisible et monologue, confusions et ignorances, le récit alterne passé douloureux et présent réel, interrogés sans cesse. Sur le plan du matériau écriture, ils sont traduits par des dispositions typographiques (italiques, blancs), de longues phrases savantes, des formes brèves, un usage familier de l'oralité et de lancinantes répétitions qui, tout en participant à la langue poétique du texte, soulignent la pathologie du destin ténébreux des personnages. Nous découvrons progressivement le grand-père Moh-Ammar Ammar (ou Amnar, l'identité est vacillante), bûcheron de métier, véritable charpente humaine sur laquelle se focalise un « livre à écrire ». Ses ascendants, plutôt profanes, s'opposent à la famille des Larabi, vertueux et vicieux à la fois. De terribles et anciennes histoires ont ensanglanté les rapports entre les deux familles. A travers rites immuables inchangés depuis des millénaires (les travaux et les jours, les jeux, les odeurs des hommes et des choses), un bestiaire (chien, moineaux, mulets, vache, veau, sangliers, chauve-souris - nom aussi d'un guerrier furtif), une flore (oliviers, amandiers, chênes), une symbolique de l'eau (du puits ou de la rivière voisine), une mythologie populaire (démons, divinations, enfer, destinées dans l'ordre des étoiles), les secrets du village (et des villages voisins Tikdarine et Sidnacher) sont suggérés ou dévoilés autant que quelques personnalités déboussolées ou dévoyées. Entre hyperréalisme méticuleux et fantastique à la Lovecraft, l'ouvrage d'Acherchour captive jusqu'à la fin, le départ du narrateur après nuit, insomnie, sommeil, matin, le jour d'une « bonne pluie de printemps », après un long hiver. La quête s'achève, le nom est retrouvé. Dans Pays d'aucun mal, Acherchour donne à lire un court roman qui sollicite le lecteur exigeant à partager sa parole dans un monde où paradoxalement le mal est innommable. Très en rupture avec la littérature algérienne de ce temps, tant sur le plan thématique qu'au niveau des révolutions formelles, il demeure un poète attaché à la perfection de l'écriture. Habité par la poésie, son livre est beau. Et c'est tout dire. El-Mehdi Acherchour, Pays d'aucun mal Paris, Editions Aden, février 2008, 96 pages