À Béjaïa, des constructions qui interpellent par leur nombre, la rapidité de leur apparition et leur anarchie manifeste sont visibles partout. Que l'on emprunte la Route nationale N° 24 qui va de Béjaïa ville en direction de l'Ouest, la RN 9 qui mène vers l'Est, jusqu'à Jijel ou que l'on s'enfonce dans les terres vers le Sud, on ne peut échapper au spectacle de ces maisons-champignons souvent situées sur des emplacements de rêve, comme les falaises, les plages ou les collines qui surplombent la ville de Béjaïa et la vallée qui s'étend à l'est de celle-ci. Même si elles font envie, la réalité de ces constructions est tout autre : construites anarchiquement, sans le souci de l'esthétisme ni des normes urbanistiques, elles sont manifestement illégales car situées sur des terrains inconstructibles et qui ne peuvent, en aucun cas, appartenir à des particuliers : plages, falaises, plateaux montagneux et forestiers. Bidonville en construction En mer et en montagne, le patrimoine foncier et écologique de Béjaïa est pillé, détruit. Du chef-lieu de wilaya jusqu'à Cap Sigli et au-delà, la bande maritime qui était jusqu'à il y a quelques années sauvage et d'une beauté inégalée est actuellement dénaturée, détruite par des constructions illicites de plus en plus hautes chaque année et qui s'étendent jusqu'au bord des falaises et jusqu'aux sables des plages. Dans les communes de Beni Ksila et de Toudja, des constructions de 5 et 6 étages situées à quelques mètres de l'eau sont visibles de la route qui est, à de nombreux endroits, bordée par ces habitations illégales. L'intérieur des terres n'est pas épargné. Là où il y a une route, il y a du squat de terrains appartenant aux Domaines. Les routes, bitumées ou non, qui remontent de la côte vers les collines dans les deux communes de Toudja et Beni Ksila sont également bordées de maisons illégales, construites dans la discrétion de la montagne. Mais c'est sur le plateau de Sidi Boudrahem que ces constructions illicites se montrent sous leur «plus beau» jour. Des centaines de maisons, certaines hautes de plusieurs étages et qui s'étendent sur des dizaines de mètres sont construites sur les collines fractionnées en petits lots de terrain. La route ouverte par la wilaya pour relier la RN 9 vers le Centre d'enfouissement technique (CET) a ouvert la voie au pillage du foncier du plateau qui relève des forêts et qui était, jusqu'à ce que la route soit ouverte, complètement sauvage et dénué de toute construction. En montant vers le plateau en empruntant la route du CET qui a son point de départ à l'entrée Est de la ville de Béjaïa, on constate que les travaux de terrassement, d'ouverture de pistes entre les collines, de dallages et de clôtures se poursuivent à un rythme effréné. La route, très encombrée par des engins de travaux publics, donne l'impression d'être sur le chantier d'une nouvelle ville parfaitement légale et officielle. Ce n'est pas le cas, les seuls chantiers légaux sur le plateau consistent en quelques rares promotions immobilières. Profitant de la proximité de la route nationale, les squatteurs qui se sont installés sur le bas du plateau sont ceux qui ont le plus avancé dans leurs chantiers. De loin, cette partie ressemble à une nouvelle ville en construction alors que de près elle s'avère plus proche du bidonville, rappelant les favelas brésiliennes. «Vends ou échange maison pieds dans l'eau» ! L'immobilier a de tout temps été un commerce juteux et encore plus lorsque les terrains sont gratuits, puisque pillés sur le foncier des domaines, et à Béjaïa, les maisons illicites produits du squat sont négociées sur un marché florissant dont les opérateurs ne se cachent pas. En partant de Béjaïa-ville et en prenant la direction de l'Ouest, on aperçoit une multitude d'annonces de vente, de location ou d'échange de biens immobiliers près de la mer qui sont affichées sur des panneaux plantés le long de la RN 24. C'est dire si le business est juteux. «Il suffit d'une année à deux pour décaper un terrain près d'une plage ou sur une falaise, le terrasser et construire un immeuble de plusieurs étages et le revendre», explique un habitant de la région qui occupe lui-même une maison illicite construite sur une falaise. Tous les squatteurs ne sont pas des pères de famille qui cherchent un lieu où construire une habitation, loin de là. Les terrains sont pillés par grandes tranches par des individus qui en font commerce, les revendent par petits lots, vierges ou construits, en «prouvant» leur possession par un papier timbré ou un certificat de possession authentique ou, comme c'est souvent le cas, falsifié. Le culot des membres de ce que beaucoup appellent la mafia du foncier est expliqué par la facilité avec laquelle ils prennent possession des terrains, l'impunité qu'ils savent garantie et les sommes colossales d'argent qu'ils peuvent engranger par ces transactions illicites. «Ça ne coûte presque rien de s'approprier une falaise ou un terrain sur le plateau et lorsqu'on dispose de complicités et de protection, la vente du terrain pillé est garantie et elle rapporte gros», nous dit-on à Beni Ksila. Transactions risquées Le nombre de transactions de vente de terrains, de carcasses de maisons ou de maisons finies en bord de mer sur la côte ouest de Béjaïa est inconnu mais il est, selon nos sources, de l'ordre de plusieurs centaines d'opérations par an. Ces échanges sont risqués car ils sont faits dans un cadre quasi-officieux et illégal et impliquent des sommes d'argent colossales dans un environnement plus qu'instable. Les acquéreurs sont souvent tranquilles et arrivent à prendre effectivement possession du terrain ou de la construction car ils ne sont presque jamais dérangés par l'Etat, propriétaire du domaine, toujours passif face au pillage de son foncier mais, lorsque les biens qu'ils ont acquis se retrouvent sur un terrain concédé à un investisseur privé, la confrontation devient inévitable. C'est ce qui est arrivé dans la commune de Beni Ksila à huit familles et qui ont investi des montants importants pour l'acquisition des lots de terrain et pour réaliser des travaux de terrassement et de fondations pour ce qu'ils espéraient être leurs futures maisons au bord de l'eau avant que l'investisseur à qui le terrain qu'ils occupaient a été concédé pour la réalisation d'un village touristique ne décide de prendre possession de son bien. Les huit familles et l'investisseur sont actuellement opposés dans un bras de fer judiciaire après que l'entrepreneur, décidé à mener à bien son projet, ait pu déloger les indus occupants par la force. Dans un autre cas, des squatteurs qui occupaient illégalement une parcelle de terrain sur la bande côtière de Béjaïa ont fini par dégoûter et décourager l'investisseur à qui le terrain avait été concédé par le Calpiref. Ce dernier, après un long bras de fer avec les squatteurs, a fini par jeter l'éponge et à renoncer à son projet de complexe balnéaire. Les squatteurs presque toujours gagnants La méthode par laquelle les pilleurs de foncier prennent possession des terrains reste obscure mais, selon Braham Bennadji, député indépendant de la wilaya, la prise de possession illégale se fait par «des méthodes qui ne peuvent être possibles sans des complicités à tous les niveaux et des protections». D'après un cadre de la wilaya de Béjaïa, les communes où le pillage du foncier a pris une grande ampleur dépensent plus d'argent pour les lotissements illicites que pour ceux qui sont construits dans la légalité. Ainsi, nombre de quartiers anarchiques, aussi bien sur le plateau de Sidi Boudrahem que sur la côte sont raccordés aux réseaux d'alimentation en eau potable et en électricité. Toujours grâce à des «complicités et des protections», selon le député Bennadji. Omar Mustapha, maire de Toudja, interrogé sur la question, explique que sa commune refuse de raccorder les constructions illicites au réseau de distribution d'eau tout comme elle refuse d'accorder des permis de construire. Mais des sources fiables affirment le contraire : plusieurs lotissements illicites de la commune sont raccordés. Malgré l'illégalité de leur prise de possession des terrains, malgré le caractère anarchique et illicite de leurs constructions, malgré les dommages que cause ce pillage à l'environnement et à l'économie de la wilaya de Béjaïa, les pilleurs finissent toujours par gagner. Beaucoup ont pu régulariser le statut de leurs constructions dans le cadre de la loi 08-15 du 20 juillet 2008 qui permet de régulariser la situation des constructions disposant ou non de permis, achevées ou inachevées à la date de la parution de la loi. Ces régularisations sont aberrantes puisqu'elles sont faites sous le couvert de cette loi qui exclut formellement les constructions situées sur la bande des 100 mètres à partir du rivage qui est inconstructible et sur les zones à vocation forestière. Illustration de la victoire de la mafia du foncier sur l'Etat, l'écologie et la population de Béjaïa : les 60 hectares de terrain relevant des forêts qui ont pu être complètement construits et occupés par des squatteurs qui y ont érigé une véritable ville, anarchique, inesthétique, polluée et dangereuse. Les milliers de citoyens qui occuperont inévitablement ces constructions seront indélogeables et les autorités ne tenteront même pas de les reloger par crainte d'un énième conflit social. Mis devant le fait accompli, l'Etat et la société civile sont mis en échec par la mafia du foncier. D'ailleurs, les protestations qui ont mené à la fermeture du CET par le wali et celles qui ont poussé la ministre de l'Environnement à confirmer la fermeture lors de sa visite à Béjaïa il y a quelques semaines ont, selon plusieurs de nos interlocuteurs, un lien direct avec le pillage du foncier du plateau puisque, selon eux, l'exploitation du Centre d'enfouissement provoquerait la perte de toute valeur aux terrains squattés et aux maisons qui sont en train d'y être construites. Entre faiblesse de l'Etat et soupçons sur la mafia du foncier, la wilaya de Béjaïa croule sous les déchets Le pillage sur le plateau n'est pas près de s'arrêter. «Ils ont récemment clôturé toutes ces parcelles autour du Centre d'enfouissement, ils les ont balisés et il est certain qu'ils commenceront les travaux de terrassement avant l'hiver», explique, amer, un gardien du CET. Les responsables locaux se renvoient la balle La lutte contre les constructions illicites dépend de plusieurs autorités locales. La Direction des forêts, la Direction de l'environnement, les Domaines et les APC sont tous impliqués dans le dispositif de protection du domaine public et du domaine privé de l'Etat. Selon une source proche de la wilaya, en quelques années des centaines de plaintes et de procédures ont été lancées par les services concernés contre les pilleurs de foncier et autres squatteurs dans plusieurs localités de la wilaya. «Les forces de l'ordre agissent promptement lorsqu'elles sont sollicitées par les Forêts ou l'Environnement», explique notre source qui a également affirmé que la justice condamne tous les cas de pillage qui lui sont transmis par les services compétents. Mais malgré cela, rares sont les constructions illicites qui sont démolies, mêmes celles qui sont à quelques mètres de l'eau et le blocage se situe, selon une source fiable, au niveau des APC qui sont les seules à avoir le pouvoir d'émettre des arrêtés de démolition. Une information confirmée par la cellule de communication de la wilaya de Béjaïa qui a indiqué à TSA que le wali a appelé à plusieurs reprises les présidents d'APC à émettre des arrêtés de démolition et qu'il mettait à leur disposition les moyens de la wilaya et la force publique pour exécuter ces arrêtés. Jusqu'à présent, deux cas de démolition de constructions illicites ont été enregistrés ces derniers temps dans la wilaya, le premier à Souk Lethnine et le second dans la commune de Toudja, sur la plage de Oued Dass. Le maire de cette dernière commune affirme qu'il n'a pas été saisi par les services compétents pour émettre des arrêtés de démolition. Pour lui, la démolition d'une construction illicite doit se faire en coordination entre toutes les autorités locales. La sensibilité du sujet des constructions anarchiques et du pillage du foncier grippe l'administration locale à Béjaïa, les enjeux importants qu'implique cette question compliquent toute action et les maires n'agissent pas «pour des visées électoralistes», selon un cadre de la wilaya qui a expliqué à TSA que ce sont les populations locales qui squattent les domaines de l'Etat et que les maires les laissent faire pour compter sur leurs voix aux prochaines élections. Calculs électoralistes, peur de la mafia, considérations socio-économiques ou complexité de la situation, les raisons possibles de cette passivité des autorités qu'ont suggérées nos interlocuteurs sont nombreuses, mais quel que soit leur avis ou leur fonction, tous les responsables de Béjaïa que TSA a approchés s'accordent à dire que le pillage du foncier est un désastre sur tous les plans et que le statu quo ne doit plus être accepté.