Il l'a fait sortir, l'instant d'une rencontre, de son assoupissement pour l'obliger à «feindre» son quotidien, à se dévoiler et à parler d'autre chose. Des figures locales qui ne s'entrecroisaient plus depuis des lustres étaient là. Les organisateurs, l'Union locale des écrivains algériens et la Direction de la culture, étaient, quant à eux, comme déjà «envoûtés» par l'agréable insubordination de Boudjedra, et du coup, ils s'immisceront dans cet état d'esprit pour exposer leur fierté d'avoir réussi à perpétrer un électrochoc dans le fait culturel local. Et puis, c'était vrai ! Une nette effervescence régnait dans le hall du théâtre communal. Et quand Boudjedra apparut enfin, on arrivait aisément à lire sur les visages de ces jeunes curieux, de ces érudits et même chez les anciens «volontaristes» le même regard empli de badauderie et d'un petit brin de circonspection. L'homme, lui, restait très sobre. Sobre comme son accoutrement du jour : un noir total contrasté par une écharpe blanche et par une rose rouge qui ne quitta jamais sa main droite. D'abord, il se pliera à de plaisantes dédicaces avant de rejoindre sa tribune. Avant de raconter «sa» littérature, Boudjedra tiendra à délimiter les contours des débats. «Pas de politique, seulement la culture et la création». Voilà qui est dit. Puis, Boudjedra commence à parler de Rachid. A le situer dans l'univers opisthographe algérien. «Je pense que je fais partie de la troisième génération», entonnera-t-il pour agencer par la suite le périple du patrimoine littéraire national avec une chronologie plutôt procréatrice que temporelle : «La première génération que je qualifie de fondatrice a commencé avec les Mammeri, Feraoun ; la seconde pour moi, elle est représentée par Kateb. C'est la génération de rupture.» Sentant a priori qu'il n'a pas encore tout dit à propos de Kateb ou qu'il a été mal «rapporté», Boudjedra dira : «Nedjma est pour moi le plus grand roman universel. C'est un roman anticolonialiste avec cependant ce génie d'évoquer le colonialisme sans le nommer.» Mais cela ne suffit pas aux yeux de Boudjedra qui relance : «Chez Kateb, il y avait une modernisation, c'est un écrivain de sa génération et malgré la structure de Nedjma, des tabous n'ont pas été levés pour autant. Kateb était taboutique.» Et voilà que l'on arrive aux sèves, aux prédilections de Boudjedra. Les tabous, c'est connu, c'est son ennemi. «La femme dans Nedjma est un fantôme. Chez moi, la femme est un être, un corps…» Boudjedra n'aime pas le «sommaire», il le dit et il le clame : «En lisant les romans de la première génération, je n'ai pas été remué. C'étaient des romans simplifiés.» Il lui en fallait plus. Et puis «la vie n'est pas si simple, elle ne coule pas impassiblement». Alors, il a décidé de puiser de son encre pour briser cette trinité taboue que la littérature se devait de faire. Aujourd'hui, il revient à quadrupler les interdits. Après le sexe, la religion et le politique, Boudjedra se lance contre la simplicité. L'écriture ne serait pas un agencement de mots. Le roman n'est pas un acte de narration d'histoires sinon «les bars d'Alger peuvent assouvir toutes les envies d'écouter raconter les drames et les histoires…» L'écriture, c'est plus sérieux et, donc, plus complexe. «L'écriture c'est : plaisir et savoir». Et pour en faire, il faudrait réussir à confondre textualité, poétique, structure et érudition. Autant d'ingrédients que l'auteur cherche à assurer pour éviter de se voir «trop compris» et de préserver son aura de «douteur métaphysique pour l'éternel». «On me dit que pour me lire il faudrait se munir d'un dictionnaire, qu'à cela ne tienne. On m'en a voulu une fois pour une phrase de dix pages. Pourquoi pas, pourvu que la structure y soit.» Normal, le romancier n'a pas cessé de le répéter : «Je suis d'abord un poète…» Et quand on aura discerné ce sens, on aura alors tout compris.