Vingt-deux années après sa promulgation, la loi n° 84-11 du 9 juin 1984 portant code de la famille complétée et modifiée par l'ordonnance n° 05-02 du 27 février 2005 ne cesse de susciter débat et controverse. C'est que le statut personnel, eu égard à sa nature et au champ de son application, demeure le domaine qui cristallise le plus de divergences d'ordre sociétal. Le code de la famille, adopté à la hussarde et dans la confusion, reste à ce jour problématique. Est-il un cadre juridique fixant le rôle de la famille dans la société délimitant ses pouvoirs et les répartissant entre ses membres, ou au contraire un code de bonne conduite érigé à l'intention des femmes ? (1) Aujourd'hui, on le sait, le code de la famille augurait déjà d'un modèle ou d'un projet de société. Ce texte est sans aucun doute le reflet inexorable et douteux d'une longue lutte heurtée faite de polémiques et de nombreux projets inaboutis. Il est la conséquence logique des rapports de force, de la fuite en avant des pouvoirs publics et des tergiversations et louvoiements qui ont miné le champ politique et public national. Ainsi, l'égalité des sexes et le statut de citoyennes sont consacrés par la Constitution dans ses articles 29 et 31 (2) et par la ratification de l'Algérie du système normatif international (3). En revanche, du point de vue matrimonial, le droit algérien de la famille confine la femme dans un statut de minorité au sein de cet espace privé et perpétue à son égard des discriminations criantes à travers la formation de la relation matrimoniale et les diverses institutions qui la régissent, la rupture de cette relation et ses effets ainsi que dans l'organisation du régime successoral. La condition juridique de la femme en Algérie se présente de «manière dichotomique», ainsi que l'affirme sans la moindre équivoque le gouvernement dans son second rapport, présenté aux Nations unies en janvier 2005 et ce, en application de l'article 18 de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (4). Un constat au demeurant officiel qui ne souffre aucune ambiguïté. Du statut matrimonial ou l'inéluctable exclusion des femmes dans l'espace public Les dispositions régissant la famille restent en effet en contradiction, par certains de leurs aspects, avec le principe d'égalité et de non discrimination affirmé par la Constitution de novembre 1996 et des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme ratifiés par l'Algérie. Cependant, la place de la femme dans la famille interfère avec sa condition dans la société. La spécificité de la femme dans la famille se répercute fatalement sur sa condition dans la société et, de façon générale, sur l'exercice de ses droits socioéconomiques, culturels et politiques. Dès lors, dans la réalité, c'est l'infériorité juridique de la femme dans la cellule familiale qui est à l'origine des discriminations et inégalités dont elle fait l'objet dans l'espace social, économique et public. L'irruption sociale de la femme, induite par l'essor de la scolarisation des jeunes filles, n'a pas été accompagnée par une réelle représentation politique encore moins par l'égal accès aux fonctions et aux emplois de l'Etat. Ainsi, l'APN, issue des élections de mai 2002, compte 24 femmes sur les 389 députés, soit un taux de 06,42%, le Conseil de la nation à peine 08 femmes sur les 144 sénateurs dont 05 sont nommées parmi le tiers présidentiel, soit un taux de 05,5%. Lors des élections du 23 octobre 1997, les femmes représentaient 0,59% des élues aux APC et 03,,45% aux APW. La présence des femmes dans les différents gouvernements a toujours été symbolique. Leur promotion dans les postes de responsabilité de l'administration centrale ou de wilaya n'est guère réjouissante. Sur les 48 wilayas, seule une femme occupe le poste de chef de l'exécutif et autant pour la fonction de secrétaire général de wilaya, chef de daïra et autres directions. Idem pour le secteur économique et bancaire où leur présence dans les directions et centres de décision est quasi insignifiante. En effet, bien qu'elles aient pris part activement à la lutte pour l'indépendance et à la mobilisation patriotique contre le terrorisme durant cette dernière décennie, les femmes ont souvent été reléguées au second plan comme l'illustrent les chiffres sus indiqués. C'est parce que toutes les réformes allant dans le sens de l'égalité des sexes et de l'émancipation des femmes se sont heurtées comme l'écrit le juriste Nouredine Saâdi à un «obstacle fait de pathos religieux, coutumier ou ancestral qui oppose une tradition assimilée à soi-même, à l'authenticité, contre l'universel, considéré comme l'autre, l'agresseur» (5). Accepter toutefois un statut qui légalise la minoration de la femme, c'est renoncer à la modernité et à la volonté de se rapprocher des standards et de «l'idéal universel commun à atteindre», au sens du préambule de la charte des Nations unies. Des lois civiles garantissant l'égalité effective entre les deux sexes L'égalité est la pierre angulaire de toute société démocratique qui aspire à la justice sociale, au progrès et à l'épanouissement des droits de l'homme. La norme internationale consacre, en matière des droits des femmes, trois principes essentiels : la liberté, l'égalité et la non-discrimination. Les principes de justice et de liberté sont également des valeurs inscrites dans l'Islam. En ce sens, la mise en place et la promotion d'un Etat de droit et l'adhésion aux valeurs universelles ne peuvent s'accommoder du maintien d'une législation qui légitime l'incapacité juridique de la femme, qui théorise la minorisation d'une partie de son peuple et du coup nie l'égalité des citoyens dans l'exercice de leurs droits. Dans le contexte actuel, comme souligné dans l'exposé des 22 propositions émanant des ateliers initiés par le ministère de la Solidarité avec les associations féminines les 16, 17 et 18 avril 1996 se référant à la philosophie de la plateforme de Pékin, «le droit devait s'adapter à l'évolution de la société et refléter ses aspirations et son devenir. Dans le contexte algérien, le droit plus qu'il ne régit la société doit agir sur celle-ci en participant à son développement». Il n'est plus besoin de dire qu'une législation résolument moderniste peut être un vecteur de transformation sociale indéniable. Dès lors, le statut de la femme ne peut être immolé sur l'autel de prétendues réserves religieuses, de spécificités nationales et culturelles ou autres priorités. La question importante qui se pose ici est l'acceptation des normes du droit international et, par conséquent, leur intégration dans l'ordre juridique interne avec comme ultime finalité l'édification d'une société de justice et de progrès. L'intégration de ces normes ne procède pas d'un débat conflictuel entre l'universel et l'authentique dans les sources du droit. Elle est imposée de fait par la dynamique interne propre de la société et de la conscience que les femmes et les hommes y tiennent dans un contexte de bouleversement politique, économique et social. Une telle attitude est une nécessité. Le législateur ne peut ignorer cette évolution. Le droit de la famille doit d'abord obéir aux principes de la sécurité juridique et prendre en considération l'évolution du fait social avec le fait normatif dans le contexte actuel. La révision récente du code de la famille, mais pas seulement (notamment le code de la nationalité, code pénal, procédure pénale…) devrait s'inscrire dans cette volonté d'assurer davantage de sécurité et de protection à la femme et de marquer l'adhésion de l'Etat à l'éthique internationale en tentant de redéfinir les rapports du droit interne avec le droit international, particulièrement ceux ayant trait à certaines institutions du code de la famille à la faveur du principe d'égalité et de dignité. Comme toute œuvre législative, le code de la famille n'est pas un texte sacré et peut être modifié. Il est évident que certaines dispositions introduites sont réellement des avancées qui ouvrent d'assez larges possibilités d'interprétation. Par le maintien d'autres institutions, telles que la polygamie, le tutorat, la répudiation et ses effets juridiques sur l'épouse, la puissance parentale, l'abandon de famille et l'occultation de l'épineux problème de filiation naturelle et des violences conjugales, le législateur s'est montré timoré, voire frileux et n'a pu ou su puiser dans les ressources du droit international, mais aussi du droit musulman et des changements économiques et socioculturels qui s'opèrent dans notre pays, pour accomplir quelques pas de plus dans le sens de l'émancipation des femmes. L'ambition démocratique et moderne et l'insertion de l'Algérie dans la scène internationale passe nécessairement par une réforme audacieuse de l'actuel code de la famille et la codification de lois civiles qui garantissent l'égalité effective des femmes et des hommes devant la loi ainsi que le libre exercice de la citoyenneté conformément à l'esprit de la Constitution et des traités internationaux qu'elle a ratifiés. Dans ce cadre, l'esquisse de code alternatif suggérée par les associations de femmes maghrébines lors de la Conférence des ONG tenue à Houairou (Chine) en septembre 1995 parallèlement à la Conférence mondiale de la femme de Pékin peut servir de référence. L'essentiel de cette proposition intitulée «100 mesures et dispositions pour une codification maghrébine égalitaire du code de statut personnel et du droit de la famille» (6) fortement inspirée de la loi tunisienne – la plus avancée et la plus proche de la norme internationale – s'articule autour des aspects élémentaires suivants : – Suppression du tuteur matrimonial ; – conclusion de l'acte en présence des deux époux ; – interdiction de la polygamie ; – autorisation de mariage mixte ; – égalité entre conjoints par la direction conjointe de la famille et devoir mutuel d'assistance ; – interdiction de la répudiation et divorce judiciaire obligatoire ; – substitution de l'autorité parentale à la puissance paternelle ; – autorisation de l'adoption pour raison humanitaire ; – égalité successorale ; – protection juridique des enfants avant et après la naissance par la reconnaissance de la filiation naturelle, etc. L'égalité et l'exercice de la citoyenneté sont d'abord une question de volonté politique Sur un autre plan, l'exercice des femmes de leurs droits socioéconomiques, culturels et politiques dépend dans une large mesure de la volonté politique de l'Etat à encourager la fourniture des services sociaux et des structures éducatives (garderies, crèches, maternités…) que nécessite leur condition pour leur permettre de concilier leurs obligations familiales avec leurs responsabilités professionnelles et de participer pleinement et sereinement à la vie politique, associative et économique. Aussi, faudrait-il envisager en même temps que des mesures d'élimination des inégalités dans la législation, des mesures tendant à instaurer de nouvelles pratiques sociales et lever les préjugés et les obstacles qui entravent la participation effective de la femme à la vie publique. Ce faisant, cette démarche est d'abord une question de volonté politique. Elle relève de la responsabilité de l'Etat et de ses institutions. L'Etat n'est pas un simple garant du principe d'égalité, des droits et libertés fondamentales des citoyens, il est celui qui doit les concrétiser et les mettre en œuvre. Il suffirait alors, pour l'Algérie, de respecter et de mettre en pratique les engagements et obligations qui lui incombent en vertu de la ratification de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes de 1979 (Cefad). Cette Convention, érigée en «norme internationale pour la définition de l'égalité entre les femmes et les hommes» lors de la Conférence mondiale de Pékin en 1995 et comme «une source juridique» qui doit inspirer les législations nationales, préconise dans son article 4 la promulgation de mesures spéciales destinées à accélérer l'instauration d'une égalité de fait entre les sexes. Aux termes de cet article, l'égalité de jure (droit), même si elle est reconnue aux femmes, ne leur garantit pas nécessairement l'égalité de traitement dans la pratique. Pour accélérer l'instauration d'une égalité de facto (de fait) entre les femmes et les hommes dans la société et les institutions, les Etats sont invités à mettre en œuvre des mesures correctives spéciales tant que les inégalités n'ont pas disparu. Selon l'article 4, la Convention va donc au-delà du concept étroit d'égalité formelle et prévoit la possibilité d'une action positive visant à atteindre à la fois l'objectif de l'égalité des chances et de l'égalité de traitement. Ces mesures devront cesser dès que les objectifs d'égalité et d'opportunité auront été atteints. Cette tendance est confirmée par le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes dans la Recommandation générale n°5 de la session de 1988 où il est «recommandé aux Etats parties de recourir davantage à des mesures temporaires spéciales telles qu'une action positive, un traitement préférentiel ou un contingentement pour favoriser l'intégration des femmes à l'éducation, à l'économie, à l'activité politique et à l'emploi». Il s'agit d'introduire dans la législation nationale relative aux fonctions et charges électives et/ou non électives, à l'instar de la loi électorale marocaine de 2002 et de nombreux pays africains, la technique du quota pour offrir aux femmes les conditions nécessaires à leur émergence et essor dans les champs publics et politiques. Cette technique des quotas fixée à 30% par l'Ecosoc, communément appelée d'«affirmative action» aux Etats-Unis, est une mesure incitative temporaire qui a été expérimentée ailleurs avec succès en démontrant sa forte dimension correctrice. Enfin, l'article 5 de ladite Convention reconnaît que, même si l'égalité des droits est garantie aux femmes et des mesures spéciales sont prises pour promouvoir leur égalité de fait, il faut procéder à des modifications à un autre niveau à l'effet de leur assurer une réelle égalité. Les Etats parties doivent s'engager à récuser les «modèles de comportements socioculturels et les schémas traditionnels», sources de discrimination et qui perpétuent les rôles stéréotypés des hommes et des femmes et à créer dans la société un cadre global et favorable à la pleine réalisation des droits des femmes. L'auteur est : Avocat, enseignant, faculté de droit Université de Tizi Ouzou Notes de renvoi : 1) Voir à cet effet Souad Bendjaballah : «Le code de la famille : un code de conduite pour les femmes ?», in Femmes et Développement, actes de l'atelier organisé par le Comité national préparatoire à la 4e conférence mondiale sur les femmes (CRASC), en collaboration avec le PNUD, Oran, ed. CRASC, 1995, pg.187. 2) L'art. 29 de la Constitution dispose que «les citoyens sont égaux devant la loi sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour cause de naissance, de race, de sexe, d'opinion ou de toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale». Mieux, l'art. 31 assigne aux institutions la responsabilité et «la finalité d'assurer l'égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens et citoyennes en supprimant les obstacles qui entravent l'épanouissement de la personne humaine et empêchent la participation effective de tous à la vie politique, économique, sociale et culturelle». 3) Il s'agit notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) ratifiés en vertu du décret présidentiel n 089-66 et du décret présidentiel n°89-67 du 16 juin 1989, JORA n°20 du 17 juin 1989 ainsi que la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (1979) en vertu de l'ordonnance n°96-03 du 22 janvier 1996, JORA n° 006 du 24janvier 1996. 4) Cedaw/c/dza/2 deuxième rapport périodique présenté par l'Algérie en application de l'art. 18 du Cedaw, janvier 2005, pg 11. 5) Nouredine Saâdi : la femme et la loi en Algérie, Unuanider, ed. Bouchène,1991, pg. 29 6 ‘‘100 mesures et dispositions pour une codification maghrébine égalitaire du statut personnel», 1995, publication du collectif 95 Maghreb-Egalité, éd. Fondation Friedrich Ebert, (Fès, Maroc). 6) Fiche d'information n°22 : «Discrimination à l'égard des femmes : la Convention et le Comité», publiée par les Nations unies, Genève, février 1995, pg. 13.