Il avait 18 ans en cette journée du 8 mai 45 à Guelma, Mohamed Bezemlel. Il a tenu à nous raconter ce qu'il a vu et entendu avant, pendant et après les événements sanglants qui ont, en finalité, marqué la mémoire nationale. Il est le fils d'un commerçant et propriétaire mozabite très connu, dont la famille est installée à Guelma depuis 1890. Le 8 mai 1945 était un mardi, jour de marché. C'est à partir du 27, rue d'Announa, adresse où se trouvait le magasin de son père que tout a commencé pour ce témoin oculaire, (les gens ayant vécu ces événements, faudrait-il le souligner, ne sont plus nombreux, et s'éteignent avec le temps, emportant avec eux leurs souvenirs). Il raconte : « Je me rappelle qu'en février 1945, l'armée française faisait passer la visite médicale aux musulmans au niveau du Hammam Si Ali (ex-rue Cipion) à Guelma-ville, soit à quelques pas de notre domicile familial en vue d'une mobilisation. Beaucoup de jeunes avaient refusé et ont manifesté ouvertement leur réprobation en scandant des slogans nationalistes. A cette époque, il n'y avait pas de sous-préfet, seul un certain Imbert, suppléant à la sous-préfecture, avec l'aide de quelques policiers avait dispersé les jeunes pour ensuite les convoquer. Ils ont été avertis qu'en cas de récidive ils seront emprisonnés. Fin mars 45, Achiary est nommé sous-préfet à Guelma, le commissaire de police s'appelait Toquard. Le 1er mai 1945, les jeunes de Guelma avaient déclenché une marche. Ouartsi, un militant messaliste l'avait menée. Mais, c'est au niveau de la poste de Guelma, face à l'ex-place Saint Augustin, aujourd'hui place des Martyrs, je m'en rappelle comme si c'était hier, qu'elle fut arrêtée par la gendarmerie. Nous avons appris qu'Achiary avait convoqué Ouartsi pour la marche non autorisée. Son nom avait été donné et signalé. En cas de dérapage, il sera le premier à être appréhendé, lui avait-il signifié. Le 8 mai 45 à 14 heures, la population avait su la nouvelle. La 2e Guerre Mondiale (39-45) était finie, les gens dans la rue étaient très contents. Musulmans et Français se sont dirigés spontanément vers la place Saint Augustin pour assister aux festivités autour du kiosque à musique, mais les Algériens ont été orientés par les Européens vers la mairie de Guelma. Une supercherie puisque les employés de la mairie leur avaient signifié qu'il n'y avait rien pour eux ce jour-là. Humiliés, quelques jeunes du PPA, à leur tête Ouartsi, les ont orientés vers El Karmet. Une marche pacifique y a été organisée. A hauteur du magasin de mon père, vers 16 heures, j'ai vu une foule, probablement un millier de personnes, descendre la rue d'Announa. Les drapeaux des Alliés et le notre flottaient. J'ai suivi la marche. Ils ont pris la rue Medjez Amar, la rue Saint Augustin et ensuite la rue des Combattants. Le but était de rallier la place du Monument aux morts. Au même moment, les Européens et quelques notables musulmans de la ville et élèves des écoles s'étaient réunis pour entendre un discours d'Achiary. Nous avons été stoppés net par le sous-préfet et les gendarmes. Des coups de feu ont retenti, une panique générale s'en est suivie. Il y a eu beaucoup de morts, j'en suis sûr. Je me suis enfui pour rejoindre le magasin de mon père. J'ai vu, une heure après, le commissaire Toquart, de mes propres yeux, entrer dans l'épicerie du père du jeune Benazzoug qui se trouvait à quelques pas de chez nous et de l'en sortir manu militari. Depuis, je ne l'ai plus jamais revu. S'ensuivirent des jours de massacres des populations. Les conseillers municipaux musulmans du 2e collège, le cadi et le mufti de la ville, après quelques réunions chez nous au magasin, avaient décidé de dépêcher un ami de la France, un musulman décoré, pour demander au sous-préfet de stopper les meurtres des civils. Une condition avait été signifiée par Achiary. Les conseillers devaient désarmer la population musulmane. Chose faite le 24 mai 1945, les conseillers municipaux français du 1er collège et ceux du 2e collège musulmans ont hissé le drapeau tricolore devant la caserne. »