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Harraga / Hagarra : le binôme du désastre
Publié dans El Watan le 16 - 03 - 2008

La folie des traversées funestes le concerne dorénavant directement et avec un degré de gravité encore plus important. C'est comme «un retour de bâton» pour un pays où le «clandestin» c'était l'autre, le subsaharien incarnation d'une misère et d'une désespérance que l'on se complaisait, avec condescendance et parfois racisme explicite, à accoler comme une tare congénitale à une Afrique noire dont on se voulait différents. Cette fiction aura vécu… S'il est vrai que la force de cette irruption est inquiétante et son ampleur nouvelle, elle ne fait que révéler, au grand jour, et avec violence, une réalité : ce n'est pas d'aujourd'hui que les jeunes Algériens fuient leur pays. Il se trouve qu'aujourd'hui ils sont plus nombreux et surtout contraints à le faire plus dangereusement, à partir de leur pays même. Les Algériens plus concernés que les Subsahariens, par un phénomène qui ne date pas d'aujourd'hui. Ce phénomène remet d'abord au jour une vérité occultée : les migrations irrégulières concernent plus les Maghrébins, Algériens compris, que les Subsahariens alors que la focalisation est faite sur ces derniers et que le discours officiel maghrébin y a trouvé un moyen d'occulter le drame culpabilisateur de ses propres migrants en le «transférant» sur le «bouc émissaire» subsaharien et en faisant de sa répression une «rente géographique» de protection de l'Europe pour en tirer des dividendes politiques. Les Subsahariens n'ont fait que se greffer, tardivement, sur des «interstices» ouvertes par les Maghrébins qui étaient et continuent à être largement majoritaires. Prenons le cas des Algériens, alors qu'aucune tentative ne se faisait depuis les côtes algériennes et au moment même où l'Algérie s'employait à refouler les migrants africains, ils étaient déjà pourtant nombreux à tenter la traversée par le Maroc et proportionnellement, de loin, plus nombreux que les ressortissants de n'importe quel autre pays africain. Ainsi, certes beaucoup moins nombreux que les Marocains, les Algériens n'en étaient pas moins, après ces derniers, la première nationalité africaine par le nombre des expulsés de l'Espagne dans les premières années 2000 où elle surclasse de loin toutes les autres nationalités africaines. Les seuls Espagnols avaient pour la seule année 2002 renvoyé 2500 Algériens (exactement 2449) qui avaient traversé irrégulièrement la Méditerranée. Pour combien qui ne l'ont pas été ? Ce chiffre est à mettre en rapport avec celui actuel : durant les 9 premiers mois de 2007, 1396 Algériens ont débarqué en Sardaigne. Mais avant, cette réalité n'était alors pas dérangeante parce qu'elle se déroulait loin du pays. Pendant ce temps, en Algérie comme dans tout le reste du Maghreb, le discours officiel avait réussi à réduire la question migratoire à celle des Subsahariens et à faire de sa gestion, qui lui a été imposée par l'Europe, une nouvelle ressource politique pour mieux négocier avec celle-ci notamment la pérennité des régimes.
La répression produit de nouvelles routes plus dangereuses
Mais le résultat paradoxal de la répression exercée par les Maghrébins, dont l'Algérie, contre les migrants subsahariens, c'est qu'elle se retourne d'abord contre leurs propres enfants. C'est parce que les pays maghrébins ont durci «la chasse aux migrants» que les Algériens ne peuvent plus utiliser les passages fonctionnels et moins dangereux dans les pays voisins et qu'ils ont donc été amenés à prendre plus de risques en partant depuis l'Algérie dont les itinéraires sont plus dangereux. Si les Marocains ont fait du zèle jusqu'à aller tirer en octobre 2005 sur les migrants subsahariens à Ceuta et Melilla, près de 1000 de leurs jeunes sont aujourd'hui détenus dans des conditions moyenâgeuses en Libye qui, selon un rapport de la Frontex (l'Agence européenne des frontières extérieures chargée de la lutte contre les migrants et qui ne peut être soupçonnée d'hostilité aux pays qui l'aident dans sa tâche) détient plus de 60 000 migrants prisonniers. Il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas parmi eux des Algériens, comme tendraient à le confirmer les témoignages recueillis sur le terrain, auprès des migrants. On sait d'ailleurs qu'il y a eu des familles qui ont saisi le gouvernement à propos de morts suspectes au large de la Tunisie et de la Libye. Mais cette participation des pays maghrébins à la répression tue aussi des enfants maghrébins. Ainsi, si la Libye obtient et demande des moyens pour traquer les migrants (le même rapport de la Frontex, rapport de mission mai-juin 2007, rapport destiné à l'UE et qui a été ébruité par des fuites, cite en détails des moyens exorbitants en hélicoptères, avions, moto-vedettes, 4X4…), le nombre de morts s'accroît : sur le seul canal de Sicile, passage privilégié des Maghrébins et des Algériens, le nombre de morts, qui était de 302 en 2006, a atteint le chiffre de 502 rien que dans les 9 premiers mois de 2007 et, bien sûr, parmi eux beaucoup de Maghrébins et d'Algériens… Cette réalité macabre que révèle le phénomène des «harraga» en Algérie remet les choses en place : les Maghrébins qui font la police pour l'Europe ne sont pas du bon côté du bâton, même s'ils jouent à l'oublier. Alors qu'elle se félicite de la chute du mur de Berlin, l'Europe pousse les pays du Maghreb à inventer le crime d'«émigration illégale» alors que du point de vue du droit international, ce qui est criminel, ce n'est pas le fait, pour un individu d'émigrer, c'est le fait pour une autorité publique de tenter de l'empêcher. La Déclaration universelle des droits de l'homme proclame le «droit de quitter tout pays, y compris le sien». Pourtant, toutes les études tendent à prouver que d'une part, ces flux sont minimes y compris par rapport à d'autres sources de migration (les Latinos-Américains, les Européens de l'Est ou les Asiatiques surclassent les Maghrébins et les Subsahariens objets de tous les fantasmes d'invasion sont encore bien infimes comparés aux Maghrébins) et que d'autre part, la répression est contreproductive. Le verrouillage des frontières tend à accroître la pression migratoire aux portes de l'Europe et la sédentarisation aléatoire de ceux qui ne peuvent plus repartir car, plus on ferme les frontières, plus les migrants s'installent alors que plus on les ouvre comme on l'ai fait depuis 1991 à l'est de l'Europe, plus ils circulent. Il confirme, 25 siècles plus tard, cette sentence de l'historien et philosophe grec Tucidide : «L'épaisseur d'une muraille compte moins que la volonté de la franchir.» Pourquoi une immigration irrégulière massive plus tardive pour les Algériens? Les Algériens au même titre que les Marocains ou les Tunisiens ont donc toujours été concernés par la migration irrégulière. Pourtant, il est vrai qu'ils étaient moins nombreux et ont recouru plus tardivement aux formes irrégulières et «aventureuses» de la migration. En plus du fait d'une proportion moindre d'Algériens qui émigraient pendant la décennie allant du milieu des années 1970 au milieu des années 1980, la raison en est surtout au fait que les Algériens avaient une «avance» et un exutoire que n'avaient pas les pays voisins. Il tient à l'histoire et aux liens tissés avec l'ancienne métropole et qui ont fait que d'une part, pendant longtemps, l'Algérie a eu, et de loin, la plus importante communauté émigrée en France (où se trouvait alors l'essentielle de l'émigration maghrébine en Europe) et d'autre part, il y a eu une interpénétration plus forte entre la société algérienne et française (immigrés, soldats des deux guerres mondiales, rapatriés, soldats de la guerre d'Algérie, harkis, coopérants…) offrant des interstices de mobilité aux individus. C'est ainsi que la fermeture des frontières françaises à l'immigration a été mieux amortie, et sur un temps plus long, par la société algérienne. D'une part, l'importante communauté immigrée en France a permis des opportunités de migration à de nombreux jeunes, grâce notamment aux stratégies familiales et matrimoniales (ainsi le mariage avec une fille émigrée qui était très péjoré négativement, en raison de mœurs supposées délitées, est devenu une plus value sur le marché matrimonial) ; et d'autre part, l'interpénétration des deux sociétés a été instrumentée par les individus notamment au travers de l'acquisition de la double nationalité (pratiquée depuis plus longtemps par les Israéliens) pour contrer le contexte d'hostilité de l'Europe à la libre circulation en rusant avec les logiques étatiques. Il y aurait ainsi près de deux millions de binationaux dont une majorité d'Algériens. C'est cet exutoire et cette «avance» donnés aux Algériens par l'histoire qui explique qu'ils n'avaient pas recouru plus tôt et massivement comme les Marocains ou les Tunisiens à l'immigration «aventureuse» et c'est ce qui explique que l'immigration algérienne fonctionne dans un «couple migratoire» avec la France (97% des immigrés algériens en Europe sont en France). Au contraire des immigrés marocains qui forment une véritable diaspora dispersée à travers l'Europe, car n'ayant pas eu cet exutoire, ils ont dû plutôt se frayer d'autres chemins, le plus souvent irrégulièrement dans un contexte de fermeture des frontières. Ce n'était pas le cas des Algériens et c'est ce qui explique que jusqu'en 2000, alors qu'il y avait respectivement 150 000 Marocains en Espagne et 150 0000 Tunisiens en Italie, les Algériens ne représentaient que moins de 10 000 dans chacun de ces deux pays. Or, cette «avance» des Algériens a fini par être «consommée» par le temps. Ainsi par exemple, les stratégies matrimoniales ne peuvent plus participer à la reproduction de la mobilité vers la France. Contrairement aux idées simplistes véhiculées sur l'absence d'intégration et le communautarisme des populations immigrées, la réalité est autre: les femmes algériennes ont d'une part, maintenant, le même taux de fécondité que les femmes françaises et mettent donc moins de jeunes sur le marché matrimonial, mais surtout les jeunes issus de l'immigration se détachent complètement des stratégies communautaires. Alors que par exemple les Portugais continuent à pratiquer pour l'essentiel un mariage dans leur communauté, la moitié des jeunes Algériens et le tiers des jeunes Algériennes se marient en dehors de la communauté maghrébine, même si les médias continuent à véhiculer les images de filles mariées de force au «bled».
L'Algérie rattrapée
par la régression sociale
C'est l'épuisement de cet exutoire qui explique que dès la fin des années 1990, le recours à l'immigration «aventureuse» est devenu important pour les Algériens au même titre que les Marocains et les Tunisiens. Nous ne sommes pas mieux lotis qu'eux, contrairement à ce que voudrait faire croire une propagande nationalitaire sur un Maroc «féodal» et une Tunisie «miséreuse» ayant vocation à produire des harraga et nous non. On avait seulement cet exutoire supplémentaire.
Mais l'Algérie n'a pas seulement épuisé son «avance», elle a également rattrapé son «retard». L'Algérie avait un «retard» sur les deux pays voisins : les inégalités y étaient bridées et donc moins fortes. Aujourd'hui, l'Algérie les surpasse. Or, plus que la pauvreté qui gagne le pays, c'est le creusement des inégalités, rapidement, qui déstabilise l'ensemble de la société et particulièrement les couches moyennes. L'importance de la pauvreté et du chômage (que ne peuvent masquer les chiffres officiels comme n'a eu de cesse de le démontrer l'ancien CNES, limogé pour cette raison) voient leurs effets démultipliés par le creusement rapide d'inégalités dans une société qui, contrairement à ses voisines, n'y est pas habituée. Elle alimente le sentiment d'insécurité chez les couches moyennes. Or, ce sont elles, en Algérie comme ailleurs, qui fournissent le plus gros des contingents des migrants. Contrairement aux idées reçues, la migration, à l'heure de la mondialisation, n'est pas le fait des couches les plus pauvres de la société, comme ce fut le cas au milieu du siècle. Aujourd'hui, au contraire, elle touche les éléments les plus entreprenants, les plus cultivés, les plus ouverts à l'extérieur et les plus nourris à l'imaginaire migratoire. Il n'est pas fortuit que les études partielles qui commencent à être faites sur ces harraga (peut-on espérer que l'Algérie laisse travailler les chercheurs sur ce thème et les encourager ou va-t-elle estimer là aussi que c'est une question de «sécurité nationale» ?) montrent que la majorité avait un emploi et qu'une grande partie d'entre eux avaient fait des études supérieures. Tout comme d'ailleurs les migrants subsahariens souvent objets du sarcasme de nos populations, alors que leur niveau d'instruction est largement supérieur à la moyenne des Algériens (alors qu'ils viennent de pays où domine l'analphabétisme, plus du tiers des migrants subsahariens a un niveau d'instruction dans le cycle du supérieur).
Mais plus que le contexte de dégradation socio-économique, c'est l'impasse et l'absence de projet de société, la certitude de ne pas pouvoir se réaliser dans le système tel qu'il est, qui poussent ces jeunes, dans un sursaut de survie, à se détourner rageusement du pays. Ce sont les plus «riches» de ses enfants qui réagissent ainsi : riches de volonté, d'imagination et de désir de vivre. Ils ont autant, voire plus de courage que leurs aînés qui ont fait cette guerre de libération, devenue une rente et le moyen de culpabiliser toute une jeunesse de n'être pas née déjà pour la faire. Il ne sert à rien de leur faire la morale sur le caractère suicidaire de leur geste. Leur choix n'est pas bon et ce n'est peut-être pas le meilleur, mais ils pensent que le suicide le plus garanti est celui de subir la situation qu'on leur impose au pays. Ils savent que le système est suicidaire et autiste. Plus que la dégradation des conditions socio-économiques et même plus que l'absence de démocratie, c'est la déliquescence du sens de l'Etat et la certitude qu'il n'existe plus de contrat social, même injuste, qui est en train de souffler un vent de panique sur les couches moyennes. Les harraga sont le grain de sable qui fait éclater l'aporie des discours officiels et contraint la classe politique à revenir au réel.
Dans un pays où le vote n'a aucun sens, ils votent avec leurs pieds, en partant. Leur «obstination insensée» n'est rien d'autre qu'une résistance humaine à une volonté de négation. C'est tout le pays qui se regarde fuir lui-même à travers la cohorte de ses enfants pressés de lui tourner le dos et d'aller tutoyer le diable et la mort dans des traversées cauchemardesques, plutôt que de continuer à subir les monologues schizophréniques de vieillards séniles dont ils savent qu'ils mènent tout le pays vers une mort certaine. D'ailleurs, focaliser tout le débat politique sur le probable «troisième mandat» au moment où les jeunes du pays deviennent une offrande sacrificielle à la mer relève-t-il de l'indécence ou simplement de l'autisme sénile ? Il n'est pas besoin d'être adepte de Lacan pour relever la parenté sémantique entre le terme de harraga et celui de hagarra. Ils sont les deux faces d'une même réalité, celle du désastre sociétal où se débat le pays.


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