A Cordoue, Ziryab a codifié cette musique. «Ce n'est pas un patrimoine révélé d'un seul coup, comme s'il était tombé en entier et le même jour sur Ziryab. Ce sont des générations qui l'ont mis en place par des évolutions successives, des hésitations, des recherches», affirme Nourredine Saoudi, anthropologue et musicien. Essentiellement mélodique et modale, la musique andalouse s'est maintenue grâce à la transmission orale. En Algérie, les trois grandes écoles (Alger, Constantine, Tlemcen), au-delà de leurs différences, se rejoignent sur la méthode de transmission, immuable depuis des siècles : le maître interprète, l'élève reprend. Cela semble si simple et, en même temps, si compliqué. Mais que faut-il pour «produire» un bon élève et plus tard un cheikh ? Et sur quels critères ? Hyper-sensibilité de l'ouïe, doigté, mémoire, amour de la musique ? Difficile de trouver tout en un ! Et pourtant, chaque génération à eu ses étoiles. Dans les trois écoles, la nouba correspond à une composition instrumentale et vocale qui se déroule selon un ordre établi et des règles rythmiques et modales déterminées. Elle est construite sur un mode (tab' ou tempérament) précis duquel elle tire son nom. Les différents mouvements qui la composent sont le m'cedder, le b'tayhi, le derdj, l'insiraf et le khlass, sans compter la daïra, le mestekhber sanaâ (prélude instrumental algérois) et la m'shalia (idem à Tlemcen). Pour chaque mouvement, plusieurs poésies à thème différents peuvent être chantées. Une nouba comporte donc plusieurs m'cedders, plusieurs b'tayhis, etc. Parfois, certaines poésies se retrouvent dans différentes noubas, épousant alors une autre mélodie. Un initié s'y retrouve vite, comme s'il disposait d'un code secret transmis magiquement… Mais de quels outils d'apprentissage disposent les élèves, puisqu'il n'existe pas de partitions ? Les textes sont-ils codés pour aider à la mémorisation des mélodies ? Tout le patrimoine est-il réellement répertorié ? Selon les experts, il semble que oui. Mais est-il à la disposition des élèves ? Quelle est la progression de l'enseignement dispensé dans les conservatoires et associations ? Existe-t-il un programme conçu par ce qui pourrait être le «conseil des professeurs de conservatoires», un «conseil des maîtres des associations» ou les deux réunis ? Les conservatoires travaillent-ils en symbiose sur un programme commun ? Enseigne-t-on la musique en même temps que son histoire? Les conservatoires de musique sont peu nombreux. Ces établissements, ô combien importants, sont dirigés par des personnes formidables qui travaillent dans des conditions souvent difficiles. Il existe aussi de nombreuses associations dédiées à la sauvegarde, l'étude et l'interprétation de la musique andalouse. Au conservatoire, les enfants sont admis à l'âge de 7 ou 8 ans en classe de musique andalouse, car ils doivent savoir lire et écrire. En général, ils sont là parce que leurs parents l'ont voulu. Or, il n'existe pas de tronc commun qui leur permettrait de choisir le genre musical qu'ils souhaitent étudier. A la première inscription, le choix est fait, soit de manière arbitraire par rapport à une indispensable vocation ! Le don du maître Les «cheikhs» (au sens d'enseignant) ont, pour la plupart, transmis tel quel leur héritage. Sans partitions, la transmission devient complexe. On enseigne le solfège au conservatoire, mais il n'est pas utilisé pour l'andalou ou le chaâbi. De plus, il n'existe pas de «programme défini» et le maître décide seul de ce qu'il «donnera» à son élève. Il s'agit bien d'un don du maître. Et combien nous ont quittés en emportant une partie d'un patrimoine, dont ils n'étaient que dépositaires… Quand le maître commence son enseignement, il interprète une pièce choisie par lui. Les élèves répètent après lui, encore et encore, jusqu'à ce qu'ils la mémorisent et soient capables de la reproduire. Au final donc, on répète ce qui s'est fait depuis des siècles, mais probablement de manière différente. Il est impensable de prétendre que le transfert d'une génération à une autre s'est effectué sans modifications. Parfois venues «agrémenter» la monotonie, ces déformations, ajouts et broderies se sont insérés progressivement dans le répertoire pour devenir «la règle» à suivre. Sans compter qu'avec un seul maître, seul lien des élèves avec cet art, comment ces derniers peuvent-ils distinguer l'interprétation et le style du maître du patrimoine lui-même ? Tout le problème est là ! Au fil du temps, les altérations musicales deviennent des références, puisque les seules références reconnues sont celles des hommes. On rapporte que lors d'une soirée privée, quelqu'un aurait dit à cheikh El Anka que son interprétation d'une pièce ne respectait pas la règle. Le cheikh lui aurait répondu : «Que celui qui a reçu l'héritage directement de Ziryab vienne me faire face.» Les puristes diront que l'enseignement respecte l'ordre chronologique des 12 noubas. Mais un ordre n'est pas un «programme défini» au sens de «programme d'enseignement par degré de difficulté», ni surtout une pédagogie. Le propre de l'enseignement est d'aller du simple vers le complexe. De manière générale dans les classes préparatoires (conservatoires ou associations), on enseigne des pièces réputées faciles, habituellement des enqilabate. Or, il en existe dont la mélodie est bien plus élaborée que certains b'tayhis et loin d'être aussi simples d'interprétation qu'on pourrait le penser ! Jusqu'à nos jours, ces mélodies ne pouvaient compter que sur la mémoire humaine. Mais, paradoxalement, pour les poésies, les rares recueils existants ne sont pas remis aux élèves. En 1898, Jules Rouanet a établi la nomenclature des noubas dans son Etude de la Musique Arabe, en s'informant notamment auprès d'Edmond Nathan Yafil qui l'a judicieusement dirigé vers cheikh Sfindja, lui-même élève du grand maâlem Menemèche. En 1904, Yafil a publié un recueil des noubas. Seuls quelques rares privilégiés le possèdent. Pourquoi, depuis plus d'un siècle, cet ouvrage n'a-t-il jamais été réédité ? Les conservatoires, chargés justement de la conservation, ne le mettent pas à la disposition des élèves… L'ont-ils seulement ? La SNED a publié, entre 1975 et 1982, des recueils de textes chantés dans les trois écoles. Beaucoup d'informations y figuraient. Pourquoi n'ont-ils jamais été réédités non plus ? Pourquoi aussi les enregistrements des festivals internationaux de 1966, 1968 et 1972 ne sont-ils pas disponibles en CD ? Sous d'autres cieux, dès la rentrée, les élèves savent ce qu'ils auront à apprendre, des recueils leur sont remis ou prescrits. Chez nous, un élève, qui entre en classe d'andalou, ne dispose ni d'un programme ni de livres. Tout se résume au maître et à son seul gré. Quand une pièce musicale est travaillée, on écrit la poésie au tableau, à charge pour l'élève de la recopier, de l'apprendre et de se constituer son répertoire en additionnant ses cahiers au fil des ans. Les habitués des conservatoires et associations, surtout ceux qui ont côtoyé de grands maîtres, conservent jalousement ces cahiers. Et, chacun pense en avoir appris plus et mieux que l'autre. Pour former un interprète correct, il faut près de dix années. Mais l'élève poursuit une scolarité en parallèle et son temps pour l'art est limité. De plus, l'enseignement est malmené ces dernières années et un certain état d'esprit s'est diffusé. Souvent, en effet, les élèves sont pressés de se produire et de gagner de l'argent. Ils essayent de mémoriser le plus possible, de se repérer par rapport à tel ou tel ancien, d'imiter celui-ci ou celui-la et de se lancer sans plus tarder dans la compétition. De nos jours, dans l'interprétation, il arrive qu'on mélange sanâa et malouf ou, dans une même nouba, des pièces de Tlemcen et d'Alger. Beaucoup d'élèves peuvent considérer cela comme une règle à suivre. Certains enseignants signalent ces «aménagements d'un soir». D'autres pensent à le faire et oublient… C'est ainsi qu'au fil des ans, des élèves se sentiront forts de leur savoir et, à leur tour, le perpétueront, de bonne foi sans doute. Une fois de plus, se pose la question des références et d'une instance d'orientation et de contrôle. Seulement dépositaires Il s'en trouvera qui diront : pourquoi changer une méthode qui fonctionne depuis des siècles ? Mais elle n'a fonctionné qu'en partie, puisque la moitié des noubas a disparu ! Il serait totalement irrationnel, sinon dément, de prétendre que le patrimoine est le même depuis des siècles. C'est tout simplement impossible. Nos maîtres eux-mêmes ne peuvent que l'admettre et les enregistrements le montrent. «Pour un même morceau, interprété par Sfindja ou par Ahmed Serri, la différence est perceptible. La mélodie est strictement la même, mais elle est servie de tout autre manière», souligne encore Nourredine Saoudi. Les instruments aussi sont différents, ne serait-ce que par leurs composants. Les quelques luthiers restants ne trouvent pas les bons matériaux. Donc les sons changent, sans compter l'introduction de nouveaux instruments. Il semble certain qu'avant Sfindja ou Menemèche, l'interprétation était autre et que dans le futur, elle sera de nouveau différente. A quand une méthode de transmission sûre ? Selon la misicologue Maya Saïdani : «Il faut éduquer les gens dès leur jeune âge à l'écoute attentive de la musique au lieu de la considérer comme un moyen de divertissement.» Nous sommes dépositaires d'un patrimoine que des gens ont conservé et transmis comme ils le pouvaient, avec leur seule mémoire et un hommage doit leur être rendu. Ahmed Serri, maître de l'école d'Alger, dit de façon humble : «Je crois avoir fait tout ce que je devais faire. Il me semble que j'ai essayé de travailler pour laisser une relève, même si cela peut être contesté par certains.» On notera qu'il a publié un Recueil des poèmes des noubate de la musique sanâa (Ed. Ibda, 1997) et qu'il s'apprête à écrire ses mémoires. En 2006, a eu lieu le séminaire de la musique classique algérienne à Tipaza, où fut créée la Fédération nationale des associations de musique classique algérienne (FNAMCA), remplaçant feue l'Association de sauvegarde du patrimoine de la musique classique. A cette occasion, la ministre de la Culture a mis en avant la nécessité «de se mobiliser autour d'un programme d'enseignement de cette musique au niveau des établissements des cycles primaire et moyen, avec l'accord du ministère de l'Education nationale». Aujourd'hui, ce sont moins les fonds que la méthode qui nous manquent. Que faisons-nous ? Et qu'allons nous faire ? La musique andalouse nous est parvenue, mais ne nous appartient pas. Elle s'exprime à travers nous, mais n'est pas de nous (merci Gibran Khalil Gibran). Nous nous devons de la restituer à la postérité telle qu'elle nous a été confiée. Nous pouvons et nous devons y ajouter nos marques, preuve de notre intérêt et de notre amour pour elle, mais nous devons aussi la préserver et la laisser continuer son merveilleux périple dans le temps. L'auteure est née en 1961, élève du Conservatoire d'Alger (entrée en 71) puis des associations El Mossilia et Eth Thaâlibya. Membre de l'ex-Association nationale pour la sauvegarde du patrimoine classique.