En religion, en tant que révélation divine, comme en philosophie, en tant qu'activité humaine, souvent les routes se croisent et le dialogue, qui pourrait sembler incertain et sans conséquence aux yeux de certains poncifs, se fait quand même par le truchement de quelques repères inattendus. Il suffit donc d'avoir de la valeur d'une chose donnée. Par un jour de grande chaleur, au tout début de l'avènement de l'Islam, un esclave, la mort dans l'âme, s'approche du prophète, qui venait d'être malmené par les Banou Thaqif, et lui offre une grappe de raisin, enveloppée dans une feuille de vigne. Quelques mots échangés et aussitôt le prophète lui donne sa bénédiction, surtout après avoir su que le pauvre esclave venait de Ninive (Irak), qui n'était autre que le pays du prophète Younes. C'est dire qu'il y a des chemins de traverse qui mènent directement vers les cieux. Diogène Laërce (3e siècle av. J.-C.), ce philosophe, qui ressemble tant à Socrate par ses idées et son comportement social, offrit un jour des figues sèches à Platon qui s'empressa de les manger. Et Diogène de remarquer ensuite : « Je t'ai dit d'en prendre, non d'en manger ! » Dans la plupart des manuels de philosophie, on rapporte encore cette anecdote sans pour autant s'interroger sur la raison de cette offrande, qui est, en fait, un chemin de bifurcation, ou une espèce d'ouverture sur l'infini de la réflexion et de ce qui pourrait en naître. Le geste de Diogène n'est pas gratuit puisqu'il émane d'un philosophe en direction d'un de ses compères. C'est donc l'infini qui se tient automatiquement derrière les quelques figues sèches offertes par Diogène à son ami. Bien que le geste fût chargé de présages, l'histoire n'en a rien retenu. Pour sa part, Aboul Ala El-Maari (973-1057), poète de l'extravagance philosophique, avait, quant à lui, décidé de se nourrir de légumes et de lentilles tout principalement, refusant ainsi de consommer les produits laitiers et les viandes. Or, un jour, lui, le méticuleux, se vit livré à l'indiscrétion lorsqu'un de ses étudiants lui fit savoir que quelques lentilles s'étaient collées sur sa poitrine. El-Maari eut alors ce cri de philosophe ayant perdu une véritable bataille : « Maudite soit la gloutonnerie ! » Il y a que ce cri n'émane pas d'un laissé-pour-compte, mais d'un homme de haute stature philosophique. Grâce à la grappe de raisin, le prophète fait la liaison avec le Créateur de l'univers, il ira jusqu'à pardonner l'affront de ses agresseurs puisque son devoir était de se tenir sur tous les fronts de la bonté. Les quelques figues offertes par Diogène à Platon, même en faisant l'objet d'une simple anecdote à travers l'histoire, pourraient encore faire le bonheur des gens qui aimeraient philosopher, car la réflexion, de par son essence, ne peut pas tenir en place. Que dire alors lorsque des philosophes d'un gros calibre, comme Platon et Diogène, se renvoient la balle, celle d'une pensée hautement imagée, et nous mettent ainsi en déroute, là où la déroute même constitue le chemin de droiture par excellence ? D'aucuns admirent la verdure et la promenade dans les bosquets et les forêts, comme Martin Heidegger (1889-1976), d'autres aiment fréquenter les cafés du Quartier Latin pour y discuter philosophie et politique, tel Jean-Paul Sartre (1905-1980). Toutefois, rares sont ceux qui se mettent à contempler les fruits et les légumes pour prendre le départ vers d'autres univers, religieux ou profanes. C'est pourquoi les hommes de cette trempe ne courent pas les rues.