Mumbai (Inde) : De notre envoyé spécial Jeudi 29 octobre, le paisible Sun and Sand Hotel, situé à Juhu Beach, la plage chic de Bombay (Mumbai), a été envahie par un contingent de «délégates» représentant plusieurs continents, invités au 11e Mumbai Film Festival. Une authentique cohue et des retrouvailles pour ceux qui étaient, il y a un mois à peine à Toronto, où il y a quelques jours seulement à Abu Dhabi, ou bien la veille même à New Delhi. Les mêmes globe-trotters du cinéma qui entament en Inde une nouvelle aventure. Quelques brasses dans la piscine ou carrément dans l'océan Indien, appelé ici The Arabian Sea, tout proche en attendant la navette pour les salles de cinéma. Au cœur de ce kaléidoscope mondial d'images, dans une ville-paradis enchanté du cinéma (beaucoup de tartelettes à la crème et quelques films de bon goût), le cinéaste et président du festival, Shyam Bénégal, a annoncé deux bonnes nouvelles : le double hommage-rétrospective à l'hyperstar Shashi Kapoor et au cinéaste grec Théo Angelopoulos, et la décision de doter le grand prix Golden Gateway India d'une somme de 50 millions de roupies. On imagine l'émotion du vainqueur le jour du palmarès. Devenu soudain millionnaire, il pourra s'installer au Taj Mahal Hotel, aujourd'hui sous haute surveillance, et commander au room service une pétillante bouteille de Dom Pérignon, qui coûte l'équivalent de plusieurs mois de salaire d'un ouvrier indien. Que connaît-on de Bollywood, sinon la belle Aishwarya Rai ou l'icône du cinéma hindi Amitabh Bachchan ? La film city de l'Inde profite largement de la croissance économique nationale ( 8 à 10%) et permet au cinéma indien de franchir joyeusement la barre des 1000 films produits par an, pour un public potentiel de 500 millions de spectateurs répartis entre 10 000 écrans. Bollywood totalise un peu plus que le quart de la production nationale. Les studios de Madras, Calcutta et Trivandrum font aussi beaucoup de films dans les 40 langues représentées sur les écrans. Les Américains font sous-titrer leurs films en hindi, bengali, tamoul ou télégu, mais leurs recettes sont faibles, les Indiens préfèrent de loin leur cinéma qui est exporté massivement dans les pays où vivent les 20 millions d'Indiens expatriés, les INR (Indiens non-résidants). Même les films d'art et d'essai passent les frontières, surtout vers Cannes, Toronto ou Venise, alors qu'ils réalisent l'exploit de ne jamais montrer de danse, de chant dans leurs histoires sur les castes, la pauvreté, la corruption du pouvoir. Ici, c'est dans le quartier huppé de Malabar Hill que se concentre le plus grand nombre de cinéastes, scénaristes, stars, musiciens, décorateurs, producteurs. Une ruches d'artistes et d'industriels du cinéma (qui n'échappent pas toujours à une puissante mafia locale). Bollywood, c'est aussi souvent le temple des séries Z, les produits de niveau les plus bas, films de gangsters, romances, danses et chants. Et parfois de drôles de «remakes» de films occidentaux, des produits de bas étage comme les films de l'Américain Tarantino. Rarement, Bollywood fait dans le genre sophistiqué et beau à voir comme Devnas ou Laagan ou comme la belle adaptation d'Othello de William Shakespeare dans Omkara de Vishal Bhadwaj. Du San and Sand Hotel, on a une vue splendide sur l'océan Indien. La coquette Juhu Beach ne se remplit que le week-end. On vient se baigner, traîner sur le sable, pêcher, acheter des fruits et des glaces, faire une partie de foot ou monter (pour ressentir une saveur d'ancien temps) dans un cyclo-pousse pour une brève balade. Objets quasi-folkloriques à Bombay (comme les calèches de Marrakech), les cyclo-pousses et les pousse-pousse survivent pourtant à Delhi et Calcutta. A Bombay, c'est surtout dans un rickshaw qu'on ressent les frissons des embouteillages. Le rickshaw se glisse furtivement entre la circulation immobile, mais personne ici n'échappe aux gaz suffocants d'échappement, à la cacophonie d'une ville qui ne dort jamais. Bombay (ou Mumbai) est le théâtre périodique de terribles affrontements hindou-musulmans et d'attaques sanglantes comme celles visant le Taj Mahal Hotel, sans compter les menaces omniprésentes du parti extrémiste hindou Shiv Shena. Mais dans l'air torride, saturé d'humidité de cette ville de plus de 15 millions d'habitants, dont beaucoup n'ont que les trottoirs pour survivre, on sent beaucoup d'énergie, de labeur et de discipline. Bombay, c'est le miroir (très inégalitaire, certes) de la réussite économique de l'Inde. Et Bollywwod, on le voit bien ici, c'est la démesure. Un cinéaste de Bollywood ne connaîtra jamais la triste expérience du cinéaste mythique de Calcutta Satyajit Ray, lorsqu'après sa fameuse trilogie, Pather Panchali, Aparajito et Le Monde d'Apu, s'est retrouvée quasiment en faillite, et ce n'est qu'après le Lion d'or à la Mostra de Venise pour Aparajito qu'il a évité la banqueroute et commencé à recueillir le soutien de son pays où ses admirateurs l'ont surnommé «le Shakespeare du 7e art». Les cinéastes de Bollywood, qui ne sont pas des génies, ne connaissent pas ce genre de mésaventure. A la mi-octobre, pendant les fêtes célébrant Diwali, les spectateurs se sont rués encore une fois sur les salles de cinéma de Bombay et les caissiers sont repartis avec des paniers pleins de roupies. Comme dans un combat de coqs, les grandes stars Shah Rukh Khan, Amithab Bachchan, Shashi Kapoor, Dulip Dutt se sont affrontés pour décrocher le jackpot, tandis que dans la pénombre de leurs bureaux climatisés, les producteurs ont bombé le torse et frotté leurs mains. Bombay est souvent décrite par ses propres habitants comme un enfer : pollution, encombrements, cherté de la vie. Ils émigrent souvent très loin. Mais ne tardent pas à y revenir. Et s'ils ne songent pas au retour, comme Salman Rushdie, ils courent par nostalgie remplir les tables de restaurants, partout dans le monde, à l'enseigne de «Bombay». Cité-Etat, jungle financière, Bombay continue à vivre avec ses bidonvilles et ses sans-abris, à côté desquels poussent des quartiers très opulents, avec des pelouses intactes et des fleurs partout.