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Dans la tête d'un émeutier

– Samir, 29 ans. Fugitif : Je n'arrive même pas regarder mon père dans les yeux
Samir, 29 ans, vient d'échapper à une énième course-poursuite avec des policiers sur les hauteurs d'Alger. «Oui, j'ai cassé, j'ai brûlé, j'ai caillassé», lance-t-il en un souffle chargé de relents de whisky bon marché. «Mais tout ça – il exhibe sa cicatrice puis son abri de fortune – c'est le consulat, mon frère, c'est le consulat !» Depuis plus de trois jours, Samir et ses copains d'un quartier populaire perché sur une des collines d'Alger n'ont quasiment pas dormi. Ces jeunes de 25 à 30 ans ont fait éclaté leur colère – «Non ! notre désespoir», corrige Samir – lors des dernières émeutes. «Nous vivons à huit dans un deux pièces-cuisine. On nous promet le relogement depuis dix ans. J'ai travaillé comme agent de sécurité dans une boîte privée, pour un salaire de 15 000 DA. Qu'est-ce que je vais faire avec cette somme ? Quand je rentre le soir, je ne trouve pour dîner que des œufs bouillis, et si mon grand frère veut se marier, il n'a qu'à construire une baraque dans un bidonville avec le risque d'une démolition express ! J'arrive même pas regarder mon père dans les yeux tellement il a honte de sa situation : ancien employé d'une entreprise publique, il touche pour sa retraite 9000 DA ! Il ne peut plus être l'homme de la maison», constate-t-il amèrement. «Mes frères tentent d'arrondir leurs fins de mois en vendant à la sauvette, mais la houkouma viennent d'interdire d'lala. Alors moi je pète les plombs, je vois que d'autres jeunes vivent mieux parce que ce sont les fils d'un tel ou d'un tel. Ça, je ne peux pas le supporter, je veux partir, loin, très loin.» Samir allume en tremblant une cigarette et se tient la tête. «C'est le consulat, c'est le consulat», répète-t-il frénétiquement en écrasant sa cigarette. «L'été dernier, j'ai tenté la harga à partir de la Turquie pour joindre la Grèce. J'avais économisé en me privant de tout durant une année. Mais je me suis fait arrêter en Turquie et, en prison, ils nous ont tabassés. Les clandestins tunisiens et libyens ont été sauvés par leur consulat qui les a libérés et leur a payé le billet de retour. On a alors appelé notre consulat en Turquie. Il nous ont répondu : «Parce que c'est nous qui t'avons ramené ici ?!» Ils nous ont lâchés ! Mon pays m'a lâché. Je n'ai pu fuir l'enfer de cette prison qu'en me débrouillant grâce à des compatriotes à Istanbul. Je suis alors rentré, en perdant tout ce que j'avais économisé. Et là, je n'ai rien, mais vraiment rien à perdre. Ils nous ont lâchés ici, ils nous lâchent à l'étranger, ils ne veulent pas de nous.» Il regarde autour de lui comme si les policiers allaient, là, tout de suite débarquer, mais la colère est plus forte que sa paranoïa dopée au whisky : «Alors oui, je casse, je caillasse… Là, dehors, ils me cherchent, il paraît qu'on a été filmés en train de piller la caisse du concessionnaire auto… Moi je n'ai pris que 40 000 DA. J'ai acheté un téléphone portable et une bouteille de whisky pour tromper la fatigue…» Samir reprend son souffle et la cicatrice enfle avec la lourde respiration. «Avec l'argent du casse, je vais vous dire à tous salam alikoum, au revoir, je retente une autre harga et je vous laisse l'Algérie.» D'un geste de la main, il fait un signe d'au revoir et lâche, au fond de cette cave d'immeuble puant l'urine et la colère : «De retour de Turquie, j'ai essayé de me pendre, mais je me suis raté. Même la mort ne veut pas de moi.»


– Walid, 23 ans. Chômeur : Le gouvernement nous traite comme des chiens
«Mon vécu est plus lourd que ce que peuvent porter mes 23 années de vie, d'horreur. Ma vie est un malheur !» Ce ne sont pas les propos d'un condamné à mort mais c'est un cri qui sort d'une gorge nouée d'un… jeune Algérien. Enfant d'un vieux quartier d'Alger, Walid ne garde pas de souvenirs d'enfance, car, comme il l'assure, «il ne l'a jamais connue». L'aîné d'une fratrie de cinq enfants, Walid quitte l'école très jeune pour travailler et aider son père. «Mon père est salarié dans une société publique. Il arrive difficilement à nourrir toute la famille», raconte-t-il. Le jeune Algérois est obligé de travailler à un âge précoce. Il fait du commerce informel son gagne-pain. «Je vends tout ce qui me tombe sous la main : vêtements, chaussures, nourriture… L'essentiel pour moi est de parvenir à satisfaire mes petits frères et sœurs.» Ces derniers ont tous quitté l'école excepté la plus jeune. Nerveux, il ne peut finir une phrase sans passer à un autre sujet. Il sourit, rougit et hausse le ton : «Même si je n'ai pas percé dans les études, je peux travailler car je suis intelligent et je sais faire beaucoup de choses, mais le gouvernement nous traite comme des chiens, nous les jeunes !» Vivant dans un appartement F4 avec 21 membres de sa famille, Walid reconnaît passer la grande partie de son temps dehors. «Lorsque je rentre à la maison vers 2h du matin, il m'arrive de marcher sur mes petits frères, dans le noir. S'ils se réveillent et commencent à se plaindre, je claque la porte et je ressors en colère pour passer encore quelques heures dans le quartier», raconte-t-il comme pour justifier le périple judiciaire qu'il endure depuis l'âge de 17 ans. Ayant fait la prison de Serkadji deux fois, Walid en garde de mauvais souvenirs. «En prison, on n'apprend pas de bonnes choses. Au contraire, on devient plus violent. J'ai fait l'objet de torture, j'ai partagé une cellule avec un condamné à mort et j'ai rencontré des gens infréquentables», se souvient le jeune homme. «Si on m'avait donné l'occasion de travailler, je n'aurais pas récidivé, mais le chômage m'a fait rater la vie.» Walid, qui ne recule devant rien pour sortir la tête de l'eau, a essayé de traverser la mer à bord d'une barque de fortune mais les policiers ont avorté la tentative d'immigration. A la question de savoir quelle est sa vision du pays et de son avenir, le jeune ébauche un sourire et lance avec un regard insistant : «L'Algérie ne changera pas et les jeunes n'ont plus d'espoir dans ce pays, ils ne cherchent qu'à planer avec n'importe quel moyen, même au prix de leur vie.»


– Achour, 39 ans. Vendeur de chaussure dans la rue : Si ce pouvoir ne veut pas de nous, il n'a qu'à le dire
Achour s'agite dès qu'on lui demande de revenir sur ce qu'il a vécu le mercredi 5 janvier dans son quartier de Bab El Oued. Il a les mains qui vont dans tous les sens et le visage qui s'empourpre de colère. A 39 ans, il partage un trois-pièces en compagnie de douze de ses frères et sœurs. Alors, quand ça a commencé à chauffer dans le quartier des Trois-Horloges, il a rangé son étal de vente de chaussures et rejoint les émeutiers pour harceler les policiers du 5e arrondissement, jusqu'à 1h du matin, un foulard autour du visage pour se protéger des gaz lacrymogènes. «Je leur ai balancé tout ce que j'ai pu trouver sous la main. J'avais la rage. C'est des hagarine. Il faut que ce pouvoir nous dise ce qu'il attend de nous. Quand on veut partir, on nous met en prison. Si on vend, on se fait saisir la marchandise. Qu'est-ce qu'ils veulent ? Qu'on vole ? Qu'on se drogue ? Qu'on tue ?» lâche-t-il. Il refuse qu'on ramène les dernières émeutes à une histoire d'huile et de sucre. Pour lui, le problème est ailleurs. Il est dans la revendication d'une population d'un meilleur partage des richesses du pays. «Ils se trompent s'ils croient qu'il suffit de baisser le prix de l'huile et du sucre pour régler le problème. On veut avoir notre part du gâteau. Une partie des 150 milliards qui dorment dans les caisses de l'Etat.» Avant d'ajouter : «Ils disent qu'on ne veut pas travailler, qu'on est des feignants. C'est faux. Moi, j'installe ma marchandise à 7h et je remballe à 23h. Je travaille douze heures par jour comme les Chinois !» Achour a repris depuis trois jours sa place habituelle à l'ex-place Jean Jaurès, convaincu que le calme précaire qui règne dans le quartier peut s'embraser à tout moment si le pouvoir continue à ignorer les revendications des gens. «Si ce pouvoir ne veut pas de nous, il n'a qu'à le dire. Qu'il nous expulse vers un autre pays. On est prêts à lui laisser celui-ci.»



– Adel, 28 ans. Leader du mouvement de Fouka : Nous ne sommes pas des vandales
Ils sont quatre, adossés à un mur du quartier Haï Ali Amar, dit «Château». Leurs regards sont suspicieux et méfiants. Adel, casquette sur la tête assombrissant un visage pâle, est le seul à être assis, sur une brique. Son regard, à lui, est moins sceptique. Il n'a pas peur de parler. Vingt-huit ans, habitant du quartier, Adel est fier d'avoir participé aux émeutes qui ont soulevé la localité de Fouka la semaine dernière. Signe particulier : Adel n'est pas chômeur et avoue même très bien s'en sortir. Il n'a jamais signé de contrat de sa vie mais il multiplie les activités : manœuvre, chauffeur, revendeur, entre autres : «Pour être franc, je ne suis pas dans le besoin, et j'active très bien pour boucler mes fin de mois.» Adel se démarque des autres jeunes du quartier, dans leur majorité chômeurs, tourmentés par l'absence de perspectives et la pauvreté, il a été pourtant un des leaders du mouvement de contestation. «Si je suis sorti dans la rue, c'est parce que je ne supporte pas l'injustice et la mal-vie des gens de Fouka», explique-t-il. Le prix du sucre et de l'huile ne l'intéresse pas. Il préfère parler de l'indifférence des autorités locales, même s'il précise fermement qu'il ne veut pas faire de politique. Un de ses amis rejoint la conversation : «Sur ce même mur, on a écrit tous nos slogans, ils l'ont repeint le lendemain, comme quoi quand ils veulent repeindre les murs, les moyens ne manquent pas!» Adel reprend : «Grâce à ces émeutes, on a réussi à transmettre notre message, on existe ; nous sommes nous aussi capables d'user de la force ! On a affronté la police jusqu'à ce qu'elle renonce, on a même réussi à contourner les deux blindés antiémeute appelés «Moustache» dont l'un d'eux a failli prendre feu. Quand les brigades se sont retirées, on a chanté, on a crié, on s'est défoulé». C'est donc plus une rage de vivre qu'une question de sucre et d'huile ? «Oui ! Et nous ne sommes pas des vandales. On a pensé à tous», répond-t-il. «On a pas brûlé la poste pour que l'argent de nos parents ne parte pas en fumée, on ne s'en est pas pris à la mairie pour ne pas perdre nos papiers. On a juste ciblé les symboles de l'Etat. Quoi de mieux que les bus de Ouyahia qu'on a brûlés avec joie ?» ajoute-t-il. Il en n'a apparemment pas assez dit mais s'arrête là. Il se retourne vers ses amis pour se joindre à leur discussion. Ils parlent d'un de leurs amis de Douaouda, Amine, dont le petit frère a été arrêté lors des émeutes. «Il a acheté du kiff et s'est arrangé pour se faire arrêter par la police et rejoindre son petit frère en prison… pour le protéger», confie l'un d'entre eux.


– Halim, 24 ans. Etudiant à l'INPS, émeutier de Kahwat Chergui : Ma lettre à Daho Ould Kablia
«De quels voyages parlez-vous monsieur Daho Ould Kablia ? Des heures que passent les étudiants dans les bouchons d'Alger chaque matin ? Alors qu'à l'institut où j'étudie (institut des statistiques de Ben Aknoun), des étudiants de ma classe arrivent en Audi A4, la musique à fond. Non, monsieur le ministre, nous ne sommes pas des casseurs ni des pilleurs. Nous sommes sortis, en solidarité avec le reste du peuple algérien, dans la rue pour exprimer notre rage, notre soif de liberté, de justice et de plus d'équité sociale. La police nous a provoqués et a sorti la matraque. Pourtant, nous n'avons fait que marcher et scander des slogans contre l'ordre établi. Je peux vous assurer, monsieur le ministre, que mes amis et moi n'avons que crié à l'injustice, à la corruption, au chômage et à la cherté de la vie. Nous sommes victimes de cette situation et nos familles risquent de sombrer dans l'incertitude si ce n'est dans le déchirement. Le premier jour des émeutes, dans mon quartier, aucun dégât n' a été signalé. C'est au deuxième jour des événements que nous nous sommes aperçus que d'autres jeunes étrangers à notre quartier se mêlaient à la foule. C'était le début des affrontements violents, du saccage et du pillage des magasins. Pendant que nous continuions à affronter les policiers, eux exécutaient leur plan, comme s'ils avaient un listing de locaux ou d'endroits précis à attaquer. C'était la confusion totale. On ne se reconnaissait plus et les policiers nous couvraient alors de gaz lacrymogène. L'air était devenu irrespirable, certains étouffaient, ce sont ceux-là mêmes qui furent arrêtés, violentés et mis en prison. Dans ces conditions opaques, nous arrêtons les confrontations. La manipulation n'a plus de place. Ce n'est pas en pourrissant les choses que vous diminuerez notre détermination d'aller de l'avant, jusqu'au bout de nos revendications. Permettez ma maladresse. C'est vous qui devriez partir, messieurs les gouverneurs. L'Algérie appartient à ses jeunes. Nous restons ici tous mobilisés ».


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