Et récupérer cette fortune est un casse-tête pour le nouveau gouvernement. Faut-il revendre, nationaliser cet héritage, s'engager dans une bataille juridique ? Sans compter l'imbroglio des sociétés étrangères qui ont pactisé avec le régime. Toujours est-il qu'hier, la Suisse a donné un signal fort en ordonnant le gel avec effet immédiat d'éventuels fonds en Suisse de l'ex-président Ben Ali et du président ivoirien déchu Laurent Gbagbo par la même occasion. Alors qu'en Suisse on traque les fonds Ben Ali dans les coffres-forts des banques, les autorités tunisiennes sont empêtrées dans la gestion des acquis amassés par la famille de l'ancien président et de sa femme Leila. Ceux qu'on surnomme les «cleptomanes du Maghreb» avaient fait main basse sur 60% de l'économie tunisienne. Du secteur bancaire, où ils contrôlaient les cinq plus grandes banques du pays à celui des transports (port et aéroport de Tunis) ou encore celui des services (téléphonie mobile opérateur Tunisiana, Orange et Watania Qtel), en passant par les concessionnaires automobiles (Porsche, Volkswagen, Audi…), l'horlogerie et l'agroalimentaire suisses, même la fripperie ne leur échappait pas. Depuis que le clan du président Ben Ali a fui en Arabie Saoudite et que les membres de la famille de son épouse, les Trabelsi, se sont réfugiés au Canada et dans les Emirats arabes unis, une grande partie de l'économie tunisienne se retrouve dans l'état d'un navire sans capitaine. Ce qui est paradoxal alors que cette révolution a été déclenchée par un diplômé chômeur qui revendiquait simplement une place de travail. Voilà que le risque de la paralysie économique menace. Et dire que sous le dictateur tunisien le pays affichait une croissance annuelle de 6%. -Le pourcentage Ben Ali «Pour conclure des affaires en Tunisie, il fallait verser un pourcentage important au clan Ben Ali», déclare Kaïs Fguiri, un opposant tunisien en Suisse depuis 20 ans, membre de la commission fédérale des questions migratoires. «Pas une seule société étrangère n'a échappé à ce système.» La situation de blocage actuelle n'arrange pas les affaires d'un pays comme la France qui détient 2040 joint-ventures en Tunisie directement impliqués dans des affaires avec le clan Ben Ali. Pas étonnant, dès lors, que la foule tunisienne se soit attaquée aux géants de la distribution que sont Carrefour, Géant ou Monoprix, des sociétés en main du clan dirigeant. Orange Tunisie quant à lui se fait des cheveux gris, car cet opérateur était détenu à 49% par France Telecom et à 51% par la société Marwan Mabruk, gendre de l'ex-président tunisien. Plus de 1000 salariés sont plongés dans l'inconnu. Le casse-tête du gouvernement tunisien actuel ? Revendre l'héritage de la famille Ben Ali, le nationaliser ou s'engager dans une bataille juridique ? L'imbroglio est kafkaïen. D'autant plus que chaque jour qui passe dévoile l'étendue des tentacules du système Ben Ali. Une vraie mafia qui a fait main basse sur la Tunisie. Et cette situation donne des sueurs froides à toutes les sociétés étrangères qui ont pactisé avec les cleptomanes de Tunis. -Les mains liées «Chaque jour, on découvre que les Ben Ali avaient des actions partout», déclare Hmida, un entrepreneur à Sousse, le fief des Trabelsi et des Ben Ali. Cela se voit dans le nombre d'entreprises et de complexes touristiques qui sont restés fermés depuis le départ des Ben Ali. D'autres ont préféré changer les enseignes pour tourner la page. A l'instar de cette entreprise textile, ZTK, établie à Tunis, qui a fermé depuis la semaine passée. Même si le pays reste son huitième partenaire commercial, la Suisse n'a pas échappé au système Ben Ali. Par exemple, Berne était impliquée dans la Tuninvest international limited. Et également dans Vita Terra, un joint-venture d'exportation de dattes qui approvisionne les plus grands distributeurs suisses. Contacté par La Liberté, le directeur de Vita Terra ne veut pas parler de l'époque Ben Ali, même s'il est de notoriété publique que la famille gérait le juteux marché des dattes. -Retournements de veste Dans les palmeraies de Toseur, Sadok Saïdi de la société Beni Ghreb, implantée en 2002 dans la région de Hazoua et qui alimente 80% du marché suisse des dattes, affirme qu'il n'a rien à voir avec le clan de l'ex-dictateur tunisien. «Nous avons évité de travailler avec les banques et les établissements financiers des Ben Ali», affirme-t-il. «Quant au financement de notre société partenaire Vita Terra, on ne connaît pas la provenance de leurs fonds.» Mais Beni Ghreb et Vita Terra Tunisie appartiendraient-elles au gouvernorat de Toseur, dont le gouverneur était très proche des Ben Ali? M. Keller, le patron de Vita Terra Suisse ne veut rien dire et veut tourner la page de l'ancien régime. Quant à la filliale tunisienne, elle a effacé toutes les informations sur son site web, ne laissant aucune trace de l'ancien régime. D'ailleurs, tout le monde retourne sa veste et retire les affiches à l'effigie de l'ancien raïs des frontons des usines et fait le grand toilettage des sites internet qui, il y a une semaine, glorifiaient encore les Ben Ali. Pour l'heure, le gouvernement tunisien engage une course contre la montre pour éviter que la fortune du clan Ben Ali estimée à plusieurs milliards ne s'évapore dans la nature ou qu'elle ne devienne source de conflits d'intérêts. Trop occupée par sa révolution inachevée et par la persistance de l'influence du clan Ben Ali, la Tunisie tarde à demander des fonds à l'étranger.