Des centaines de familles qui peuplaient le douar des Beni Aïch dans la commune d'Ouzera, à Médéa, il n'en reste qu'une vingtaine qui menacent de quitter leur village où les commodités les plus élémentaires font défaut. Cela se passe au moment même où l'on encourage officiellement le retour des populations vers leurs régions d'origine.Un regard vers le contrebas à partir du lieudit Kaf Eghrab (la falaise du corbeau) permet d'entrevoir un paysage lunaire dominé à gauche par Kaf Ammar qui surplombe majestueusement quelques habitations clairsemées, construites en majorité de pierres et couvertes de tuiles. Un sentier sinueux et étroit de plus d'un kilomètre serpente au milieu de terrains dénudés et rejoint plus bas un chemin sans bitume qui va jusqu'aux habitations du village des Beni Aïch. A l'entrée du douar, la végétation prend le dessus sur le paysage rocailleux, on y entrevoit des parcelles de vignobles, un verger de pommiers, des figuiers, des amandiers, des grenadiers et une fontaine publique à sec qui coulait il y a peu de temps les eaux d'une source fraîche. Des eaux détournées par un particulier, depuis le printemps dernier, sans que l'APC s'en s'inquiète outre mesure, nous dit un vieux berger qui s'apprêtait à faire rentrer son troupeau à la bergerie. Nous l'accompagnons pour nous introduire au village et éviter ces chiens en hargne qui dans ce coin isolé aboient dès qu'ils aperçoivent une personne étrangère. Au milieu du village, un poste avancé de la garde communale, à droite, l'école primaire M'hamed Guerroumi qui n'a pas ouvert depuis 1996 et où se case désormais une dizaine de familles. « Cet établissement primaire, avec trois autres écoles, a été construit vers la fin des années 1800, dans la région du Titteri », nous assure ce vieux berger. Très vite, notre présence est signalée. L'impression du petit village qui se dégage de loin est plutôt un leurre du fait du relief ramassé. En effet, à chaque détour de chemin, comme si le relief se dépliait, on y découvre des dizaines d'habitations, des rues et des ruelles, des champs et d'autres groupes de maisons et encore d'autres plus bas. Du haut de la falaise, on n'aurait jamais pu croire que tout cet espace est déserté à plus de 90%. « Sonelgaz a recensé avant les années 1990 plus de 600 compteurs d'électricité et c'est très révélateur quand on sait qu'une famille ici est constituée de plusieurs sous familles. A vous alors d'en juger du nombre d'habitants qui vivaient dans ce village, aujourd'hui déserté », nous confie un fellah. Un autre habitant, la soixantaine passée, enchaîne : « Jusqu'au début des années 1990, notre village grouillait de monde. Des villageois venaient de partout, sur dos d'ânes ou de mulets, par véhicules ou autres, pour moudre, blé, orge et autres produits céréaliers de bonne qualité ». Par une nuit horrible de 1996, le village fut déserté La fin de cette ambiance villageoise a eu lieu subitement quand par une horrible nuit de 1996, les phalanges du GIA ont pris d'assaut cette paisible localité. Des personnes ont été tuées et des maisons soufflées par la déflagration de plusieurs bombes. Depuis, le temps a figé cette image morne d'un village fantomatique, nous disent quelques habitants qui, malgré le manque flagrant de commodités les plus élémentaires, espèrent toujours que les responsables locaux daignent jeter un regard de leur côté. La désertion définitive du village est une éventualité plus que plausible, menacent plusieurs villageois. Ils ont peur pour leurs enfants. « D'épaisses nappes de brouillard commencent déjà à envelopper cette région à partir de la mi-août même, alors imaginez un peu des enfants de six, sept ans qui doivent parcourir plus de 3 km pour rejoindre leur école. Quand lazayet (qualificatif utilisé dans la région pour designer les vents puissants) souffle par ses rafales puissantes, ou qu'il pleut, neige ou grêle, nos enfants sont mouillés jusqu'aux os. Ils rentrent le soir souvent avec des cahiers mouillés par les eaux de pluie ou par l'humidité des brumes. Les plus petits refusent parfois carrément de se rendre à l'école. On a aussi peur qu'ils soient dévorés par les chacals vu la proximité des zones montagneuses les plus boisées, des Beni Messaoud et des Beni Khaddi. Ils sont plus de 23 enfants qui doivent se débrouiller pour rejoindre l'école primaire qui se trouve à plus de 3 km. L'établissement du cycle moyen se trouve à plus de 7 km, alors que les lycéens doivent sortir vers 5 h du matin pour arriver à temps à leur destination. Et puis, il y a eu aussi la prolifération, ces derniers temps, de ces bêtes sauvages comme les sangliers qui nous causent souvent des ravages dans les cultures et parfois même aux arbres. On nous interdit de les abattre mais nous n'avons pas le choix. Les responsables locaux ou autres ont-il les yeux si bandés à ce point pour nous laisser dans cette situation… », témoigne sur un ton de colère un citoyen des Beni Aïch. Quant aux projets de développement rural, c'est un peu – pour rendre compte de la frustration de ces villageois — comme l'arlésienne qu'on ne voit jamais. Au volet de l'habitat rural, ils sont, en tout et pour tout, quatre bénéficiaires à avoir complètement construit leurs bicoques entre 2004 et 2009, tandis que pour la nouvelle subvention réévaluée à 70 millions de centimes, sept dossiers font encore le guet dans les dédales des bureaux de l'administration locale sans connaître pour l'instant de suite. Le P/APC aurait, selon les dires des concernés, parlé récemment de quatre dossiers qui sont fin prêts. En attendant, les villageois continuent de gîter dans des logis de fortunes : « Nos maisons datent des années 1950, il suffit qu'un chat marche sur le toit et nous avons carrément de la terre sur nos têtes, dans les assiettes et sur les meubles », se plaignent certains d'entre eux. Par ailleurs, la proposition de création d'un groupement d'habitations au niveau de Aïn Djabri (à quelque 500 m en amont du village des Beni Aïch) a été rejetée par les responsables du secteur de l'agriculture, affirment nos interlocuteurs, qui voient en cette décision juste un prétexte puisque, selon leurs dires, au niveau de la localité d'Ouzera, un projet de logements sociaux locatifs a été érigé sur les terres d'une EAC se trouvant à proximité de l'ancien chemin de fer. Du reste, dans une zone aussi reculée, il n'est guère compréhensible que l'éclairage public ne fonctionne qu'à 10%, comme l'attestent ces citoyens qui disent dormir les yeux à moitié fermés. D'ailleurs, l'une des raisons majeures qui empêchent des habitants des périphéries de Beni Aïch de réintégrer leurs habitations est le refus des autorités de renforcer la sécurité aux limites du village. « Nous avons demandé deux autres postes de garde à la limite nord du village, mais jusque-là rien n'a été fait », explique un villageois. « Au-delà, c'est le règne du sanglier ! » Menacé d'effondrement en plusieurs endroits, le chemin principal reliant cette bourgade à la localité d'Ouzera risque d'être coupé dès l'arrivée des pluies de l'automne. Evoquant précisément ce point, un paysan laissa éclater sa colère en s'en prenant à un ancien responsable local qui, dit-il, avait déclaré : « On ne peut pas jeter de l'argent par les fenêtres, il est impensable de dépenser un milliard de centimes pour une route devant desservir une poignée de gens ». Un autre villageois abonde dans le même sens : « Nous avons sollicité le wali et il a promis de nous rendre visite, mais au moment venu, il a été dévié délibérément au niveau du village de Ben Haddou lors de sa dernière visite, il y a deux ans, à l'occasion du lancement du projet des locaux de commerce qui sont en cours de réalisation au niveau de Ben Haddou. On lui a fait croire, sans vergogne, que la région de Beni Aïch était presque déserte et qu'au-delà, c'est le règne du sanglier ! Nous autres, nous n'avons pas de représentants qui nous défendent. Lors de la dernière campagne électorale, ils sont tous venus ici. Moi-même, j'ai dit à un candidat, que puisque vous dites qu'il n'y a pas d'habitants dans la région, alors pourquoi vous êtes là aujourd'hui ? » Ces villageois désappointés nous ont montré des lettres de réclamation qui ont été, disent-ils, envoyées par le passé à l'ex-P/APC et à l'actuel, au chef de daïra, au wali et même au président de la République. Les jeunes du village ont enregistré un CD audiovisuel qui résume en images l'état de désolation dans lequel végète cette bourgade qui grouillait pourtant de vie il n'y a pas si longtemps. A l'issue d'une tournée de presque deux heures dans ce douar, un constat morose se dégage : ni salle de soins, ni transport scolaire ou public, ni épicier, ni chemins viabilisés ; la mosquée du village n'est pas opérationnelle depuis 15 ans et continue à porter les séquelles du vandalisme, l'on déambule à dos d' âne comme dans les temps anciens, les enfants ne peuvent aller nulle part et sont réduits à veiller sur le troupeau… « Développement rural, dites-vous ? » Parler de projets de développement rural fait rire les habitants de ce village. Ils parlent d'une kyrielle de commissions qui leur rendent visite chaque année, mais les décisions de subvention, ils les attendent depuis 1997.Dans ce contexte, et paradoxalement, un responsable de la direction de l'agriculture de la wilaya de Médéa nous a fait savoir, qu'entre la date de la constitution d‘un dossier complet par le fellah et l'élaboration de la décision de subvention, le délai d'attente est d'une vingtaine de jours à un mois. Pour Mme Aflihaou, responsable au sein de la même direction, la plupart des dossiers des demandeurs de subventions dans le cadre du développement rural, bénéficient d'un avis favorable. Contacté à maintes reprises, un responsable au sein de la subdivision de l'agriculture au niveau de la daïra d'Ouzera nous a déclaré qu'il n'avait aucune statistique à nous communiquer. Entre-temps, l'élevage bovin dans la région des Beni Aïch est devenu des plus réduits. « Et dire qu'il y avait plus de 300 têtes de bovin dans ce village », lance, chagriné un villageois. Et d'ajouter : « Nous n'avons été indemnisés que pour les maisons qui ont été détruites par les groupes du GIA qui activaient dans la région, mais pour le cheptel bovin qui a connu des pertes causées par des groupes armés, nous n'avons rien reçu ». Ces villageois qui menacent de quitter leur douar un jour ou l'autre ne perdent pas pour autant l'espoir, conscients qu'ils sont de la fertilité des terres qu'ils foulent quotidiennement. Ils restent ainsi dans l'expectative, accrochés à leurs figuiers qui peuvent donner jusqu'à 100 kg de fruit par arbre. Ils comptent aussi sur le « zeboudj », « djeraïzes ou adjerraz » (variété d'olives), les pastèques qui grossissent jusqu'à atteindre 13 kg ou encore les 20 000 l d'huile d'olive qu'ils jurent de produire si les moyens viennent à être mis à leur disposition.