Tétouane de note envoyé -Avez-vous terminé le tournage du film sur Krim Belkacem? Oui. Nous venons de terminer le tournage. Un tournage qui a duré plus de cinq mois, car il s'agit d'un film complexe et difficile. Krim Belkacem a vécu mille vies. Il avait commencé la révolution, fait la guerre à la France sept ans avant tout le monde. Ensuite, il avait fait partie du groupe qui avait préparé le 1er Novembre. Il était parmi les Six et parmi les Vingt-deux. Il avait été aussi le premier grand chef d'une zone importante de la guerre de Libération, la Kabylie. Il a été aussi plusieurs fois ministre dans le GPRA. Il fut membre du CCE et du CNRA. Après Ben Boulaïd, j'ai tenu à faire un long métrage sur Krim Belkacem. Le film sur Ben Boulaïd se termine avec sa mort en 1956. Il y avait des pans entiers de la guerre de libération que je ne pouvais pas mettre dans le film Ben Boulaïd. Je me suis dis que le seul moyen de montrer ce que je n'ai pas pu faire dans ce film, est de réaliser un long métrage sur Krim Belkacem. Je suis en montage actuellement. Le film sera prêt dans deux mois, juin ou juillet prochains. -Avant même la sortie du film, on vous a critiqué … Qui m'a attaqué ? Algérie News est un journal (qui a publié un article qualifiant le film de navet, ndlr). Ces attaques sont orientées, dirigées contre un film sur Krim Belkacem, contre moi, contre les Kabyles, contre les Chaouis, contre tout le monde. Comment peut-on juger un film sans en avoir vu une seule image ? Comment peuvent-ils tout savoir sur le film ? Par ouï-dire ? Ce n'est pas normal. C'est malveillant. Il y a une espèce d'emballement dans la presse en général. Certains journaux écrivent n'importe quoi. Il y a une certaine dictature de l'opinion. Ce n'est pas une recherche de la vérité dans le travail de journaliste. Je peux vous l'assurer : personne n'a vu une seule image de ce film. Je suis bien placé pour le dire. Mieux encore, je considère avoir fait le meilleur film de ma carrière. C'est mon propre jugement. Quand le film sortira, les journalistes et le public auront tous le droit d'avoir leurs opinions. Aimer ou pas. Cela dit, je n'aime pas avoir à répondre à ce genre d'idioties. Et je ne veux pas faire de procès à la presse. Ceux qui ont écrit sur le film dans ce journal, l'ont fait pour le compte d'une autre force… -Le film sera prêt à quelle date ? Il le sera le jour où je le déciderai. Il sera prêt dans deux mois ou deux mois et demi. L'avant-première se fera à Alger. C'est un film historique sur un personnage historique. Incontestablement, Krim Belkacem est un personnage historique important. Le scénario du commandant Azzedine et Boukhalfa Amazit est très bien écrit. Le commandant Azzedine a bien connu Krim Belkacem. Nous avons travaillé quatre ans pour faire aboutir le scénario. Ce n'est pas un simple travail. Les personnages sont contemporains. Ils ont leurs familles, enfants, petits-enfants encore vivants qui ont témoigné et enrichi le scénario. Arrivé au tournage, nous avions un scénario sur lequel il y avait une adhésion. Il n'y a pas de doute, le traduire en langage du cinéma, c'est un peu trahir. Comme c'est souvent le cas dans la traduction d'une langue à une autre. Nous sommes donc passés d'une écriture livresque à celle du cinéma. Il y a d'autres impératifs, d'autres exigences. On peut écrire un scénario de 300 pages. Moi, je suis obligé de réaliser un film de deux heures. Si je pouvais le faire en huit heures, je l'aurai fait. -Comment étaient les conditions de tournage ? Les conditions de tournage étaient relativement bonnes. Nous avons tourné dans la maison où est né Krim Belkacem, dans le village de Tizra Aïssa. Un bel endroit. La Kabylie est une belle région pour le cinéma. Il y a des montagnes de différentes couleurs. Nous avons tourné également dans la maison où est né et a vécu Abane Ramdane. Nous avons donc choisi des endroits historiques. Cela ajoute beaucoup à la crédibilité du film. Nous sommes allés dans les lieux qui nous paraissaient les plus indiqués. Par exemle, Krim Belkacem a vécu à côté de Draâ El Mizane. Malheureusement, il n'existe plus rien dans cette ville qui peut témoigner de cette époque. Nous avons été obligés de tout reconstituer en décors. Nous avons «reconstruit» l'église, la gendarmerie, la poste, la mairie… -Il paraît que vous avez eu des difficultés à trouver l'acteur pouvant camper le personnage de Krim Belkacem… Oui. Ce n'était pas facile. Nous avons fait des castings dans tous les théâtres régionaux d'Algérie (au nombre de 14, ndlr). Nous avons fait un casting pour les comédiens professionnels et amateurs. C'est toujours un peu arbitraire le choix d'un comédien. Un peu subjectif aussi. Et, un film, ce n'est pas un comédien. C'est un ensemble de comédiens. Il y a dans le film, 82 rôles : Krim Belkacem et tous ses compagnons. Tous ceux qu'il a fréquentés ou avec lesquels il avait combattu. Samy Allem joue le rôle de Krim Belkacem. -Apprendrons-nous quelque chose, de petites révélations dans ce film ? Ce n'est pas tout à fait le but du cinéma. Le cinéma n'est pas une leçon d'histoire. C'est vrai, mais on peut toujours s'interroger sur des faits historiques. Oui, le film a cette capacité formidable de le faire, mais pas de répondre aux questions que l'histoire n'a pas résolues. -Et, il y a des questions en suspens par rapport à Krim Belkacem… Il y a des interrogations qui sont celles de Krim Belkacem lui-même, par rapport à la vie et à l'histoire. Cela donne de la profondeur au personnage et à l'histoire qu'on raconte. Il faut que ce soit construit de telle sorte à mettre en deux heures la vie d'un homme qui a vécu mille ans. -L'histoire s'arrête en 1962, après la signature des Accords d'Evian. Pourquoi ? La vie de Krim Belkacem, dans le film, s'arrête en 1962. Après, c'est un autre film qu'il faut réaliser. C'est une autre vie ! Le film se termine le jour où Krim Belkacem sort des négociations d'Evian après avoir signé les accords. Il avait lancé aux journalistes, après avoir lu un texte : «Mission accomplie». -Seriez-vous intéressé par un autre film sur la vie de Krim Belkacem après l'indépendance et jusqu'à son assassinat, en 1970, en Allemagne ? Rachedi en général est intéressé par tous les scénarii. Je peux m'intéresser à un scénario bien élaboré, restituant ce qui s'est passé après 1962…Vous êtes en train de me dire, pourquoi ne vous êtes-vous pas intéressé à la mort de Krim Belkacem. -Exactement ! J'ai préféré parler de sa vie. La mort ne m'intéresse pas, ni pour Krim Belkacem ni pour moi… Krim Belkacem a négocié durement puis signé les Accords d'Evian. Il n'était pas le chef de guerre qu'on veut montrer. C'était un homme qui avait des convictions. Il les a défendues quelquefois les armes la main et parfois en poussant le bouchon loin. Il n'était pas seul. Il était le chef de cette région historique de la révolution qu'est la Kabylie, un des fondateurs du mouvement national. Krim Belkacem n'est pas tombé du ciel. Certains pensent toujours qu'une génération est venue comme ça, ex-nihilo, en Novembre 1954 pour déclarer la guerre à la France coloniale. Krim Belkacem n'était pas un ange, c'était un être humain. Et la Révolution de 1954 fut menée par des hommes. Il n'y a pas de super héros. Le super héros, c'était la cause qu'on défendait. Krim Belkacem n'avait pas cette conscience aiguë d'être un grand chef. On devient, en fait, grand chef dans le regard des autres. Permettez-nous de revenir sur la question : pourquoi n'êtes-vous pas allé jusqu'au bout, jusqu'à la mort atroce de Krim Belkacem ? C'est une autre histoire. J'ai trouvé très jolie l'idée d'évoquer l'histoire d'un homme qui a traversé une période très riche en événements. J'étais obligé de compacter, car on ne peut pas tout dire. Il faut douze films pour raconter la vie de Krim Belkacem. J'ai trouvé plus intéressant, cinématographiquement, de montrer le signataire des Accords d'Evian mettre fin à la guerre de Libération nationale. Il avait apposé sa signature sur les 93 pages des Accords d'Evian. En déclarant que la mission était accomplie, Krim Belkacem voulait signifier qu'il avait fait son devoir. C'était plus fort de dire cela. Il y a beaucoup de choses à dire sur l'homme. Autour de lui, il y avait de nombreux débats, des discussions. Le cas Abane est traité dans le film. Le cas Fanon également. Frantz Fanon était un ami de Krim Belkacem. En mai 1958, Fanon était venu voir Krim avec à la main une copie du journal El Moudjahid. A la une du journal sur huit colonnes : «Abane Ramdane est mort au champ d'honneur». Abane était décédé quatre mois auparavant (l'architecte du Congrès de la Soummam fut assassiné le 27 décembre 1957, ndlr). Krim Belkacem a eu cette réplique à Frantz Fanon : «Le champ d'honneur est très vaste.» Abane Ramdane a été tué au Maroc. -Et pourquoi pas un film sur Abane Ramdane, justement ? Abane Ramdane est un personnage très intéressant. Il avait une approche plus politique de la guerre de Libération nationale. Il n'était pas un chef de guerre comme Mustapha Ben Boulaïd. Abane était un penseur, un idéologue. Il avait vécu dans la proximité de tout cela. Tous ces hommes n'avaient pas vécu seuls. Il y avait Didouche, Ben M'hidi, Ben Boulaïd, Krim et d'autres. Tous ces pères fondateurs de la guerre de Libération nationale. Ils avaient discuté entre eux, échangé des idées, des opinions. Ils n'étaient pas d'accord sur certaines positions, avaient élaboré des stratégies qui avaient fonctionné ou pas… Ils étaient des êtres humains, comme les autres. -Si l'on vous propose un bon scénario pour un film sur Abane, seriez-vous prêt à réaliser le film ? Oui, mais pas n'importe quel scénario. Si l'on me propose un bon scénario sur le général de Gaulle, je refuserai de le faire, ça ne m'intéresse pas. Pour Abane Ramdane, je suis prêt à commencer le tournage dès demain. Il y a mille autres personnages historiques qui peuvent intéresser le cinéma. Je peux parler de Ben M'hidi, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, le colonel Lotfi… Le colonel Lotfi est un personnage très emblématique aussi d'une certaine jeunesse intellectuelle, qui avait rejoint la Révolution et qui avait eu une ascension fulgurante. Il avait rejoint le maquis en 1955. Le colonel Lotfi était chef de la Wilaya V en 1958, la wilaya de Ben M'hidi. Au maquis, le colonel Lotfi avait écrit un livre sur l'Algérie politique, économique et sociale. Si vous le lisez maintenant, vous aurez l'impression qu'il a été écrit la veille. Le livre existe. C'est donc un autre aspect de la guerre de Libération nationale. Lotfi n'était pas un chef militaire d'une région, il était un jeune intellectuel, convaincu par l'idée de prendre les armes pour défendre son pays. Cet aspect m'intéresse beaucoup autant que la contribution de la femme à la guerre de Libération nationale, comme Djamila Bouhired. Mériem Bouatoura fut commandant de l'ALN. Elle est morte les armes à la main (en juin 1960, ndlr). Je crois que je n'aurais pas assez de vie pour faire tous les films que j'ai envie de faire !