En une ou en prime time, l'équipe nationale occupe la quasi-totalité du paysage médiatique algérien depuis des mois. La « footballisation » de l'actualité répond-elle à des manipulations politiques, à une course aux ventes ou à une réelle attente des lecteurs ? El Watan Week-end a posé la question aux rédacteurs en chef. « Le quotidien de l'EN, unique team arabe qualifiée pour la Coupe du monde 2010 s'impose comme événement majeur. » L'argument est sur toutes les lèvres des rédacteurs en chef à qui nous avons posé la question qui fâche : la presse ne surmédiatiserait-elle pas la Coupe du monde 2010 et les Verts en particulier ? Qu'ils travaillent pour un média public ou privé, à la télé, à la radio ou dans la presse écrite, le constat est le même : « On ne peut présenter l'information sportive comme une seconde priorité, notamment en cette période d'effervescence footballistique. » Certains estiment que l'actualité des Verts passe, parfois, avant la politique et même… les catastrophes. Même si, finalement, la politique n'est jamais très loin. Pour preuve : la une de mercredi d'un quotidien titrant en ouverture « Programme présidentiel 2010-2014 : 1,130 milliard de dinars pour la jeunesse et les sports ». Entre foot, politique et propagande, les médias jouent parfois l'ambiguïté. Opium des peuples Les premiers à tirer profit de l'effet de ce nouvel opium des peuples sont, de l'avis d'El Kadi Ihsane, directeur du site d'informations maghrebemergent.com et chroniqueur sportif, les pouvoirs politiques. « Les bons résultats d'une sélection nationale de football est un « avantage » pour les pouvoirs politiques en place un peu partout dans le monde où ce sport est passionnel, mais le trait devient caricatural sous les régimes autoritaires comme en Algérie. Cependant exagérer l'instrumentalisation est un jeu risqué. En cas de contre-performance, le désamour populaire peut virer à la colère », analyse-t-il. Politique et médias surferaient-ils sur l'affect des Algériens ? Sans doute : la blessure d'un joueur l'empêchant de s'aligner en Coupe du monde provoque un deuil national contrairement à un attentat ou un kidnapping. De même que les caprices ou les coups de cœur des joueurs alimentent parfois les colonnes des journaux. Pourvu qu'on parle des poulains de Saâdane. « La Coupe du monde, c'est du spectacle, c'est beau et joyeux. Je considère cet événement comme une évasion qui ne peut que distraire les gens de leurs problèmes. Pour cette raison, nous devons lui donner la place et le temps qu'il lui faut. Quant aux autres sujets, nous avons toute l'année pour les traiter », atteste Mehdia Selmi, rédactrice en chef de la matinale à la Chaîne III. Etant l'unique équipe arabe à s'envoler pour l'Afrique du Sud, l'équipe nationale se retrouve particulièrement sous les projecteurs de toutes les chaînes arabes. Autocensure La concurrence est donc rude pour la télévision algérienne. C'est ce que confirme le chef du service sports de l'ENTV, Yacine Bourouila : « Plus de 700 chaînes arabes s'arrachent l'information sportive ayant trait à l'actualité de notre équipe, cela met une pression supplémentaire à l'ENTV, obligée de mettre tout en œuvre pour mieux couvrir le Mondial 2010, en général, et l'EN en particulier », affirme le journaliste. Avec deux rendez-vous quotidiens, « Mondial News » et « Au cœur du Mondial », diffusés respectivement vers 18h30 et 23h, l'ENTV prévoit également des émissions de transmission de matches avec une pléiade de consultants et de journalistes sportifs. Pour autant, la chaîne Sports qui devait être lancée avant le Mondial 2010 n'a toujours pas vu le jour. « Le secteur de l'audiovisuel public est à un stade de crise avancé. Rien ne dit que la télévision algérienne va conserver l'exclusivité des droits d'images du football algérien », note El Kadi Ihsane. « Les fédérations de football des autres pays arabes les mettent à leur tour aux enchères comme en Europe », a-t-il indiqué. Plus grave, la presse généraliste « risque de perdre de son sens critique », si l'on se réfère aux inquiétudes de Mounir Boudjemaâ, rédacteur en chef du quotidien national Liberté. Car non seulement certains journalistes, en plus de ne parler que de l'actualité des Verts, versent dans l'autocensure. « Craignant de perdre leurs lecteurs, certains journalistes sont tombés dans le piège de l'autocensure vis-à-vis des joueurs nationaux et de leur entraîneur, car la population sacralise ces derniers. Chouroukisation En plus de la pression exercée par les annonceurs derrière les Verts, certains titres critiques se retrouvent boycottés par certains joueurs », déplore Mounir Boujemâa. Reconnaissant que la période à venir verra l'augmentation des ventes des titres traitant de l'actualité sportive, Mounir Boudjemâa affirme que « si les unes sont consacrées au Mondial, ce n'est aucunement à des fins commerciales, mais parce que les journaux sont tenus de présenter à leurs lecteurs ce qu'ils veulent lire et non ce qui est important aux yeux des journalistes ». Même son de cloche chez Othmane Senadjki, rédacteur en chef du quotidien arabophone El Khabar qui ne se fait pas d'illusions sur les « exploits » de l'EN. « Il ne faut pas se voiler la face, les Verts ne joueront pas plus de trois matches, alors, tout redeviendra comme avant dans quelques semaines. La médiatisation de la Coupe du monde ne s'éternisera pas », ironise-t-il. Mais le risque de courir derrière l'info « rentable » peut jouer des tours à la presse algérienne. « L'overdose sur les Verts participe d'un mouvement plus ample que j'appelle la « chouroukisation » de la presse algérienne. C'est-à-dire l'alignement sur les critères de vente de la presse la moins respectueuse des règles éthiques du métier, regrette El Kadi Ihsane. En effet, c'est triste de voir que des titres qui ont des choses très intéressantes à rapporter à leurs lecteurs se fondent dans la vague. Souvent d'ailleurs avec moins d'atouts que la presse spécialisée dans le foot… ».