Le retour des manifestations le 16 février 2021 à Kherrata, puis le 22 du même mois dans le reste du pays a été suivi d'une campagne de répression ascendante. Celle-ci a commencé de façon circonscrite dans certaines wilayas, notamment de l'Ouest. Elle a ensuite fixé son action sur la fin des manifestations avec des dispersions musclées, pour enfin passer aux interpellations et arrestations massives, non seulement des manifestants, mais aussi des personnes qui circulent sur le parcours conduisant aux lieux de rassemblement habituels. Les manifestations du mardi à Alger ont d'ailleurs été empêchées à travers le recours à ce stratagème. Progressivement, la répression s'est étendue dans l'espace, mais aussi en intensité. Les arrestations «softs» et restreintes sont devenues agressives et massives. L'étape actuelle correspond à la définition de la répression suivante : «L'oppression ou la persécution d'un individu ou d'un groupe pour des raisons politiques, afin de restreindre ou prévenir la possibilité qu'il puisse participer à la vie politique de la société». En l'occurrence, le groupe cible comprend tous ceux qui participent au hirak. La répression, c'est aussi «le fait d'empêcher un soulèvement collectif par la contrainte ou la violence. Elle inclut généralement une répression policière et favorise la répression pénale». Cette définition montre bien l'usage concomitant de la violence des forces de l'ordre et de la justice qui l'accompagne et la légalise. L'Algérie est désormais dans cette catégorie. Le constat est établi, reste à en comprendre le sens. Pour tenter de dessiner ses contours, posons-nous deux questions : quels sont les objectifs poursuivis à travers la répression et peuvent-ils être concrétisés ? Quelles sont ses conséquences ? Les limites de la répression En premier lieu, la répression vise à stopper les manifestations populaires. Celles-ci dérangent, car elles révèlent l'ampleur de la rupture entre les pouvoirs publics et la population. Avançons l'hypothèse que les marches populaires s'arrêtent. La répression peut effectivement réduire quantitativement la participation aux manifestations en diminuant notamment la présence des catégories vulnérables, telles que les enfants et les personnes âgées. En poussant la logique jusqu'au cas égyptien, la répression peut réduire les manifestations à la participation des militants les plus engagés, et à terme, les minoriser, les emprisonner, puis les stopper totalement. En interdisant les marches, le lien politique rompu entre les pouvoirs publics et la population sera-t-il rétabli pour autant ? Aucune possibilité que la réponse soit positive, compte tenu du caractère structurel et systémique de la crise, dans laquelle les marches n'en sont que l'une des nombreuses expressions. Preuve en est l'arrêt volontaire des manifestations durant la pandémie et leur reprise 11 mois plus tard. Ainsi, l'hypothèse d'un arrêt forcé des marches est comparable à la prise d'un médicament pour faire baisser la fièvre. Certes, la température baissera, mais l'infection qui en est la cause s'aggravera. Les marches populaires du hirak sont le canal d'expression pacifique de la colère, les supprimer est un risque immense, non pas pour le pouvoir politique en place, mais pour la cohésion de la société, le lien social, le sentiment d'appartenance à une même destinée. Le caractère pacifique du hirak est la preuve que les Algériens ont mûri leur citoyenneté, vouloir leur supprimer cet acquis, c'est vouloir compromettre la consolidation de la construction du fait national. Qui voudrait prendre ce risque ? Donnant une dimension conjoncturelle au premier objectif, la répression suggère un lien direct avec l'approche des élections législatives du 12 juin prochain. Avec un nouveau Parlement, les gouvernants auront atteint l'avant-dernière étape de la normalisation institutionnelle qui sera parachevée avec les élections locales. Soit. Le lien politique entre les élus, le gouvernement qui sortira de l'Assemblée nationale, d'un côté, et la population de l'autre sera-t-il rétabli pour autant ? Là encore, la réponse est négative pour une raison implacable : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le Parlement n'a jamais bénéficié d'une légitimité populaire de l'aveu même des dirigeants actuels. Pis, les circonstances actuelles plaident en faveur d'un boycott encore plus grand que lors des précédents scrutins. En effet, la répression vise à empêcher la participation libre et autonome à la vie politique. Très logiquement, elle exerce le même effet sur l'acte de voter. Un effet dissuasif. Comment un citoyen qu'on empêche par la force d'exercer son droit de manifester peut-il croire que son droit de choisir ses représentants sera respecté ? Il y a là une contradiction insoluble. Les conséquences contre-productives de la répression La répression est, comme toute décision politique, une action pouvant avoir des effets secondaires indésirables sur ceux qui l'ont prise. Par ordre d'importance, la première est la confirmation du caractère essentiellement et fondamentalement pacifique du hirak. Cette conclusion résulte du fait que face à la répression, les manifestants auraient pu réagir par la violence compte tenu des précédents historiques anciens et récents. Cette réaction n'aurait pas été farfelue. Or, les hirakistes sont restés résolument pacifiques. Tacticiens, ils ont même préféré le retrait aux risques de confrontation et aux emprisonnements. D'ailleurs, le nombre d'arrestations durant le vendredi 118 est inférieur à celui du vendredi 117 du hirak, non pas que la répression était moins violente, mais parce les marcheurs se sont montrés plus prudents. Ce premier aspect est d'une importance capitale, car la répression se nourrit de la violence. Face à la «silmiya» des revendications et des manifestants, la répression perd une grande partie de son efficacité et gagne en illégitimité. A contrario, elle conforte le choix stratégique du pacifisme et pousse ses défenseurs à enrichir son contenu par la multiplication des mobilisations citoyennes. Le contexte de ce pic répressif est fortement susceptible de produire un deuxième effet secondaire indésirable. En effet, «el aars el intikhabi» (la fête électorale) est, comme son nom l'indique, un moment de communion renouvelé entre les électeurs et les candidats. Les uns défendant et débattant de leurs des projets politiques, socio-économiques et culturels, les autres comparant, jaugeant et sélectionnant les différentes offres politiques. Cette interaction établit une relation vitale dans la bonne gouvernance d'un Etat. Or, la réussite de cette relation ne dépend pas des slogans répétés dans les spots et les affiches ou des discours martelés dans les journaux télévisés, elle dépend d'une chose : la confiance. L'absence de cette confiance se matérialisait par l'indifférence jusqu'en 2019. Boudant les acteurs politiques et les échéances électorales, la majorité des Algériens se contentaient du boycott passif. Depuis le début du hirak, l'indifférence est devenue défiance et la passivité s'est muée en prise de conscience active et engagée. Dès lors, la répression intervient comme un élément aggravant avec comme résultat prévisible : «No trust, No vote». Le troisième effet secondaire est le coût de la répression. Le budget du ministère de l'Intérieur en 2021 est de 555 565 924 000 DA, une augmentation de 28% de plus par rapport aux affectations en 2020, lesquelles étaient déjà en hausse de 3,25% par rapport à 2019. En 2020, non seulement le budget du ministère de l'Intérieur a augmenté, mais celui de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) également. La DGSN a bénéficié du plus grand quota de budget de fonctionnement proposé, destiné à l'acquisition de matériel d'armement, au renouvellement du parc automobile et à l'ouverture de 6000 postes d'officiers de police. En 2012, il y avait déjà 4 policiers pour 1000 habitants (le même taux que pour l'Egypte et la Syrie), contre 1 agent pour 1000 habitants au Maroc. Le ratio a augmenté depuis, puisque le nombre de policiers atteindrait 220 000. Au-delà de ces statistiques globales, la gestion des manifestations et surtout leur répression exige une mobilisation exceptionnelle. Jamais depuis 2019, les forces de police n'avaient été autant mobilisées. Par ailleurs, en plus de la répression, il faudra maintenir ce dispositif en état d'alerte permanent pour dissuader toute possibilité de reprise. D'ailleurs, cette mobilisation permanente a duré les 11 mois de suspension volontaire des marches. Pour illustrer le coût économique de la mobilisation des forces de l'ordre, le gouvernement français a offert une prime de 300 euros aux 111 000 policiers et gendarmes mobilisés au cours des six semaines de gestion des gilets jaunes. Pour éviter la fronde des forces de l'ordre après à peine 6 semaines de mobilisation, 33 millions d'euros ont été débloqués. Combien faudra-t-il débourser pour maintenir la mobilisation permanente de dizaines de milliers de policiers ? L'économie algérienne a-t-elle les moyens d'augmenter le reste des salaires sachant que si les forces de police bénéficient de cette revalorisation salariale, les autres secteurs réclameront le même traitement ? Faudra-t-il réprimer également les grévistes ? Au coût purement économique, il faudra ajouter le coût moral dont l'évaluation s'imposera plus tard comme un effet boomerang. L'équation est plus simple qu'il n' y paraît. En additionnant les limites objectives de la répression à ses conséquences contre-productives, le coût intermédiaire et final est largement supérieur aux gains, y compris si les marches sont stoppées. «La répression n'a pour effet que d'affermir la volonté de lutte de ceux contre qui elle s'exerce et de cimenter leur solidarité.» John Steinbeck avait raison en 1938. En observant l'Algérie de 2021, il aurait sans doute écrit la même chose. Avec raison et justesse.
Par Louisa Dris-Aït Hamadouche Professeure de sciences politiques, Alger 3 Advertisements