J'ai exprimé mon opinion sur le 8 mai 1945 à Alger et à Béjaïa en 2002, à l'occasion d'un colloque organisé par la fondation du 8 Mai 1945 et par l'Observatoire des droits de l'homme. Le jour de la victoire, le 8 mai 1945, il y a eu un grand défilé. Parmi les personnes qui manifestaient à Sétif, un certain nombre portait le drapeau algérien, réclamant l'indépendance de l'Algérie. Le 8 mai 1945 a été une date charnière. C'est ce jour-là que s'est véritablement éveillé, à travers cette manifestation, le désir d'indépendance du peuple algérien. Quelqu'un parmi les soldats qui étaient là avait tiré sur la foule. Et cela a été alors l'explosion. C'était jour de marché, de nombreux paysans étaient venus en ville. C'était absolument scandaleux que le jour de la célébration de la victoire on tire sur les manifestants. Des exactions ont été commises sur la population. C'étaient des exactions qui méritaient d'être sanctionnées. Au lieu de cela, un massacre est perpétré. On était en temps de paix, la guerre venait de se terminer. Une vague velléité d'indépendance, dirons-nous. Mieux, affirmation du désir d'indépendance parmi quelques manifestants. Résultat : des milliers de morts ! On n'a jamais su de façon exacte ce que pouvait être le nombre des morts. On l'a si peu su que le consul des Etats-Unis, à l'époque, a parlé de 35 à 40 000 morts. Mais 8 à 10 000 morts, je vais dire une chose horrible, c'est un minimum. Le massacre a été minimisé à l'excès par la force française de l'époque qui a parlé d'une répression contre des terroristes, mais qui n'en a pas indiqué l'importance. Curieusement, et ceci jusqu'à la création de la fondation du 8 Mai 1945, on ne parlait plus du massacre de Sétif, aussi bien en Algérie qu'en France. J'ai été frappée par le fait que certains amis enseignants algériens me disaient que parmi leurs élèves beaucoup ne réalisaient même pas que l'Algérie avait acquis son indépendance après une guerre très dure et avec de nombreuses victimes de tous ordres. On aurait dit que, dans les deux pays, on ne voulait plus en entendre parler. Je pense qu'à l'heure actuelle, il y a un revirement. Ce revirement, je l'ai très bien remarqué, lorsque nous avons lancé, nous étions douze, le fameux appel contre la torture. Cela a été pour nous un grand étonnement de voir le retentissement qu'a eu cet appel dans l'opinion française. C'était la preuve qu'on voulait se souvenir. L'appel des douze a été un détonateur. Une volonté de se pencher sur la vérité de ce qui avait réellement existé s'est manifestée. La plainte La manifestation du 17 octobre 1961 et sa répression abominable est une affaire qui m'a particulièrement tenu à cœur, parce que je l'ai suivie devant les juridictions françaises, et même devant la Cour européenne des droits de l'homme (Ndlr : des rescapés du massacre du 17 octobre 1961 et des proches des manifestants décédés ont déposé, en février 1998, une plainte pour crimes contre l'humanité devant la justice française, par l'intermédiaire de la fondation du 8 Mai 1945. La plainte des familles avait été rédigée, signée et déposée par maîtres Bentoumi, Nicole Dreyfus et Marcel Manville. Ce dernier, ami de Frantz Fanon, est décédé le 2 décembre 1998 en plein tribunal alors qu'il s'apprêtait à plaider devant la chambre d'accusation). Nous sommes dans la soixantième année de l'anniversaire de la répression de la manifestation de Sétif. Ce massacre, qui a été un crime, est le début de la révolte algérienne, une première date qui a pris naissance à cause de la manifestation d'un désir d'indépendance dans la foule et qui a eu pour résultat une répression abominable. Lorsque l'ambassadeur de France en Algérie s'exprime comme il l'a fait, et il l'a fait en tant que représentant de la France, et non pas pour exprimer une opinion d'un citoyen isolé, on ne peut que s'en réjouir, parce qu'il est temps de revenir sur le passé. La mémoire, c'est un devoir. Et un peuple qui n'a plus de mémoire est un peuple qui existe à peine. Les retours à la mémoire, c'est toute l'histoire, pas seulement l'histoire individuelle, mais l'histoire de toute une population, l'histoire de toute une nation, l'histoire d'un pays. C'est pourquoi, me semble-t-il, il est bon de rappeler ces événements pour en tirer toutes leçons qui s'imposent, et aussi parce que c'est un point de départ pour tout le peuple algérien pour la conquête de son indépendance. Le pacte d'amitié que l'Algérie et la France doivent prochainement signer est un grand réconfort pour des gens qui ont accordé tant d'importance à ce pays, pour l'amitié qui existait entre des individus ou des groupes de chaque côté. Il est très important que cela soit concrétisé au niveau des Etats parce que, quelles que soient les vicissitudes de la colonisation, et Dieu sait ce qu'elles ont été nombreuses et cruelles, il y a quand même entre ces deux pays une histoire commune, une culture commune et des valeurs communes qui sont des valeurs de la démocratie et de la tolérance. C'est le point le plus important et pour lequel nous attachons le plus de prix et de satisfaction.