C'est le système D qui fonctionne à fond dans le pays depuis vendredi dernier, pour se nourrir, se soigner ou se faire transporter, et cela va durer encore plusieurs jours. C'est le résultat du diktat des commerçants véreux et de leurs employés qui, au nom d'une coutume bien ancrée, s'octroient automatiquement une semaine de congé. Ces commerces peuvent bien fermer ou fonctionner au ralenti, ils ont fait le plein de leurs caisses durant trente jours en saignant à blanc les consommateurs au nom d'une autre tradition, bien algérienne, qui veut que durant le Ramadhan, les prix peuvent être «normalement» augmentés. Ces pratiques-là sont vécues aujourd'hui comme une fatalité par les citoyens, eux-mêmes se livrant à des comportements irrationnels en matière d'alimentation à la rupture du jeûne. La crainte de manquer de produits anesthésie toutes leurs protestations et étouffe leurs cris de colère. A-t-on jamais vu durant le Ramadhan une grève du couffin ? De son côté et pour ne pas faillir à la tradition, l'Etat a brillé par son absence. A l'image de toutes les années écoulées, ce qui est pompeusement appelé «service public» est tombé à l'eau dès le premier jour de l'Aïd. L'Etat, une nouvelle fois, s'est ridiculisé en assurant la veille de la fête que «toutes les dispositions sont prises pour que les commerces soient ouverts normalement». Et comme le ridicule ne tue pas, la même rengaine sera ressortie dans deux mois à la faveur de l'Aïd El Kebir. Depuis toujours, les mois de Ramadhan se suivent et se ressemblent, et la société algérienne a fini par accepter avec résignation toutes les dérives que n'arrivent nullement à compenser les actes – importants – de piété et de solidarité accomplis durant ce mois. Pourquoi jamais un bilan n'a été fait à la fin de chaque Ramadhan sur le gaspillage des biens et les folles dépenses effectuées par les consommateurs, sur les énormes profits réalisés par les commerçants par le seul fait de la spéculation sur le prix et la tricherie sur les marchandises ? Et aussi sur l'incroyable manque à gagner par la collectivité du fait de la baisse vertigineuse de la production et de la productivité dans les entreprises, les chantiers et les administrations ? Se pencher sur les aspects positifs et négatifs de ce mois n'ôte en rien à son caractère sacré. Tout au contraire, un bilan exhaustif et critique aidera puissamment les Algériens à l'assainir, à dissocier le bon grain de l'ivraie et à débusquer tous ceux qui mettent à profit le caractère spécifique du Ramadhan pour se livrer à des activités nuisibles. Mais cela n'est possible que dans une société de débat, c'est-à-dire ouverte politiquement et culturellement, ce qui n'est nullement le cas de l'Algérie d'aujourd'hui bloquée par un pouvoir antidémocratique et muselée par les forces politiques les plus conservatrices. Ce n'est pas un hasard si une offensive sans pareille a été déclenchée durant le mois écoulé contre les libertés de culte et de conscience. Au demeurant, la coupure entre la société et le pouvoir est telle que chacune de ces entités a été amenée à fonctionner par elle-même et pour elle-même. Et les citoyens sont convaincus que les pouvoirs publics sont devenus le premier prédateur du pays, la preuve étant la montée en puissance de la corruption, les sommes dévoilées dans les quelques affaires révélées atteignant des niveaux inimaginables. Une conviction tellement bien ancrée qu'il est dans l'impossibilité pour le pouvoir politique de redresser un jour la barre.