L'art de la poésie à l'homme est nécessaire Qui n'aime point les vers a l'esprit sec et lourd Je ne veux point chanter aux oreilles d'un sourd Les vers sont en effet la musique de l'âme Voltaire C 'est un homme courtois, à fables et affable. Il incarne une résistance intellectuelle politique et artistique peu commune. Au lieu de suivre le cours du long fleuve tranquille comme il aurait été de bon ton, il a choisi de voguer à contre-courant quoi qu'il en coûte. Aussi lisse et discret que la plupart de ses amis sont volubiles et flamboyants, il n'est connu que par son pseudo, Benmohamed. L'œil vif, le visage avenant et la barbe blanche, à l'état civil, c'est Benhamadouche Mohamed, né le 10 mars 1944 à Ath Ouacif, dans la wilaya de Tizi Ouzou. Poète, il a eu un parcours atypique qui vaut le détour. «C'est un autodidacte qui s'est construit tout seul en nous livrant un florilège de poèmes, tout aussi captivants les uns que les autres», confie son vieil ami, Abderrahmane Lounas. Il est vrai qu'on ne peut trouver de poésie nulle part quand on n'en porte pas en soi. Et Ben, qui se présente moins en inventeur qu'en éclaireur, est de ceux qui nous ont appris que la poésie est une éternelle jeunesse qui ranime le goût de vivre jusque dans le désespoir. De son enfance en Kabylie, il nous parle, l'émotion à fleur de peau : «J'ai entamé mes études, dans le primaire dans mon village, que j'ai dû interrompre, car l'école a été brûlée. Mon père, Mohamed Saïd, qui excerçait à Alger, m'y a emmené pour poursuivre ma scolarité à l'école de la rue du Divan dans la Basse Casbah. Pendant la grève des 8 jours, les militaires venaient chercher les enfants, mon père a eu peur. C'est comme ça que je suis retourné au bled, déclaré zone interdite. On ne pouvait sortir dehors. Je lisais tout ce qui me tombait entre les mains, les revues, les journaux, les bandes dessinées. Et lorsque je n'en disposais pas, cela me restait comme une immense frustration.» Jusqu'en 1958, Ben vivait entre le village natal et Alger où son père travaillait. C'est à cette date que sa famille s'installe dans la capitale et il aide son père qui tenait un petit commerce à la place de Chartres. «Aussi loin que je me souvienne, je ne pensais pas qu'il n'y avait pas d'autre langue que le kabyle. Je garde toutefois des souvenirs vivaces de l' instit, Albertini, un militant communiste, du directeur de l'école Rachid Aïnouz, et d'une manière générale de la Kabylie de mon enfance», celle qui reflète l'image idyllique d'une société organisée dans la solidarité des réseaux ancestraux où dominait la sagesse et où les maîtres du sens exerçaient encore leur art du mot juste et de la parole ciselée. L'influence de la mère Cette image finira par se matérialiser un beau soir printanier de 1952 où Ben, à peine âgé de 8 ans, assistait avec beaucoup d'émotion au récital donné par Slimane Azem dans un café à Ath Ouacif. Et, cerise sur le gâteau, son père lui avait acheté un petit fasicule comportant les textes du chanteur. Azem était une légende. C'était l'ange berger… «Le fascicule m'aidait sur deux plans : mémoriser et apprécier les chansons et m'imprégner des caractères latins. Quand je suis retourné à Alger, j'ai caché ce fascicule en l'enfouissant sous terre. Mais un jour, quand j'y suis retourné, je ne l'ai pas retrouvé. J'avais perdu mon trésor et c'était pour moi une profonde blessure.» Son premier contact avec la chanson ? Disons que les rythmes l'ont toujours accompagné par le biais de sa mère qui fredonnait des airs mélodieux transmis de génération en génération. «Je savais pas ce qu'elle voulait dire», remarque-t-il. Mais c'est une dame presque incidemment qui ravivera son goût pour le chant. Cette dame, refugiée dans son village après les bombardements massifs opérés sur la Kabylie, chantait les affres de la guerre avec une voix merveilleuse presque divine. «J'étais constamment collé à ses jupons pour l'écouter.» A Alger, où la famille s'était installée, Ben aidera son père dans son commerce de bonneterie confection à la place de Chartres… «J'ai eu la chance d'avoir comme voisin un disquaire du nom de Hamma. J'allais chez lui pour écouter des chansons en ayant le privilège de côtoyer des artistes qui passaient souvent par-là. Comme je ne maîtrisais par l'arabe, certaines chansons me plaisaient, mais je n'en comprenais pas le sens. J'ai su qu'elles ne reflétaient en rien la réalité dure et amère que nous vivions. Cette contradiction m'a amené à composer des textes que je collais aux musiques qui m'enchantaient. Ces textes, évidemment, étaient d'une brûlante actualité. Puis il y avait un bouquiniste, un ancien prof retraité qui avait beaucoup de relations et qui connaissait fort bien Momo. Il me prêtait des bouquins. C'est lui qui m'a initié à l'écriture. Il a éveillé en moi l'esprit critique. Enfin un commerçant du coin, militant du FLN, m'a permis d'être politisé précocement en m'expliquant la situation peu enviable que traversait le pays. Il me donnait El Moudjahid clandestin à lire. J'avais déjà des atouts en ma possession. Le commerce avec mon père ne me plaisait pas, et sincèrement, je ne me voyais pas faire carrière dans cette filière.» En 1961, cheikh Noureddine lui proposa de se faire enregistrer à la radio «Je n'ai pas eu le courage de me présenter aux studios, par peur de mes parents qui considéraient la chanson comme un déshonneur.» A l'indépendance, Ben est recruté comme agent de bureau par la préfecture d'Alger, où un collègue lui suggère de suivre des cours du soir au Télemly. C'est ce qu'il fit de bonne, grâce de 1963 à 1969, sous la direction de Tahar Oussedik. Dans le comité de gestion de l'école, Ben est auditeur-trésorier. Il y effectue les cycles moyen et secondaire. Après la préfecture, il avait l'opportunité de faire une formation administrative. «Je me suis orienté vers la comptabilité publique. Des chiffres et des lettres, en fin de compte, c'est la même rigueur», constate-t-il Un artiste complet Cela dit, je me suis toujours intéressé en parallèle à l'activité artistique tout en continuant à écrire. En 1966, il participe comme chanteur amateur à l'émission de Cherif Kheddam Les chanteurs de demain. Là, il s'entend à l'antenne. «J'ai compris que je n'avais rien à voir avec la chanson. Cela m'a permis au moins de connaître le milieu de la radio», se souvient-il. Saïd Hilmi animait une émission poétique Plumes à l'épreuve. Je lui ai envoyé les textes. Cela lui a plu. On a sympathisé et on m'a même proposé une émission, Heureux matin, mais j'avais peur que ça ne marche pas. Quand j'arrivais au studio, je me posais la question : «Comment faire pour ne parler qu'en kabyle ?» J'ai pensé à ma mère, comme si je m'adressais à elle. J'entrais par effraction dans des foyers. Il fallait avoir de la pudeur et du respect pour ne pas froisser les susceptibilités. Sa mère justement est restée un vecteur important de sa vie, jusqu'à lui consacrer un sublime poème d'une rare beauté, d'une émotion intense et qui fera date, Yemma écrit en février 1973. Dans ce poème épique, écrit Slimane Hachi, anthropologue et autre ami de l'artiste, l'enfant prend conscience de l'état de la mère, la terre et la langue, toutes trois confondues dans la situation qui leur est faite. Déshonorées, bafouées, humiliées, dépecées, tout autant que spoliées. Peut-on rester muet et inerte devant tant d'affronts faits à la mère ? Non. Alors l'enfant prend l'engagement de ne plus jamais se taire et de dire les mots qui tuent «Awal ineqqen aos-at-id-nini…» La plupart des textes que j'ai écrits sont faits pour être chantés, la chanson et la poésie sont intimement rimées. Mais, par exemple, Yemma ne peut pas être chanté, d'ailleurs, je l'ai écrit pour ça pour qu'il ne puisse pas être chanté. C'est un cri ! Souvent, j'essaie d'échapper aux contraintes de la rime, mais je suis conscient que ce n'est pas facile, parce que, sinon, les gens ne le prendraient pas pour un poème… Au plan de la symbolique, ce texte est aussi fort que Avava inouva ressuscité par Ben et chanté avec maestria par Idir. La chanson fut reprise dans plusieurs langues et eut, indéniablement, un succès universel… Yemma, Avava Inouva Mouloud Maâmeri, chez qui Ben suivait des cours de berbère à l'université d'Alger, salua cette création en y apposant sa griffe… «C'est en vain que dehors la neige habite la nuit» «A l'université, j'ai ouvert les yeux sur d'autres horizons. A la radio, mes auditeurs avaient compris à travers mes messages qu'il y avait un nouveau langage, que je n'étais pas là pour le ‘‘cachet''. Ce n'était pas du tout ma vocation. Mes émissions avaient connu un immense succès. J'y ai œuvré, toujours vêtu de ma tunique contestataire jusqu'en 1981. Cela ne m'a pas empêché de continuer mes activités artistiques en animant des spectacles et des récitals poétiques. Avec Lounis Aït Menguellet, par exemple, on se complétait.» Son rapport à la radio ? «La Radio m'a permis d'avoir un échange avec mon auditoire. La première émission Sbah el khir, je m'en rappelle très bien. C'était un premier jour de Ramadhan, il était huit heures du matin, les gens dormaient, j'avais l'impression que personne ne m'écoutait. J'avais un technicien arabophone en face qui se fichait éperdument de ce que je pouvais raconter. Je ne maîtrisais pas la technique. J'étais vraiment angoissé parce que je me disais que j'étais en train de parler dans le désert… alors vous ne pouvez pas vous imaginer le bonheur pour moi de recevoir la première lettre d'un auditeur…» A côté de son activité radiophonique et de sa production poétique et littéraire, Ben s'est également impliqué à différents moments dans le débat et l'engagement militant. Il a, entre autres, participé à la rédaction de la partie culturelle de la «Contre charte nationale» produite en 1976 par un groupe d'étudiants de l'université d'Alger demandant, pour la première fois à Alger, la reconnaissance de la langue berbère. Ben part en France en 1991 où il exerce dans la comptabilité publique. Son exil a été quelque peu forcé du fait de l'arabisation de la comptabilité à la fin des années quatre-vingt. Accessoirement, Ben fait des montages poétiques avec Amar Sersour, et a obtenu deux fois le premier prix du Festival du film amazigh à Agadir et à Tizi Ouzou. Actuellement, il travaille sur un documentaire consacré à Kamel Hamadi, un autre grand monstre de la chanson et de la poésie kabyles…