Nouvelle donne politique oblige, le CNES tente de changer son fusil d'épaule en appelant aux états généraux de la société civile les 14, 15 et 16 du mois en cours. Club des Pins, résidence d'Etat. C'est dans cet antre du régime, «zone verte» par excellence, interdite en temps normal à l'Algérien lambda, que le pouvoir a convoqué pour les 14, 15 et 16 juin ses «états généraux de la société civile». A J-2, le Palais des nations – théâtre de cet événement à l'intitulé brumeux et aux mille et un participants – n'offre (de l'extérieur) aucun signe de l'imminence d'un rendez-vous national majeur. Pas de préparatifs en vue dans cette enclave de la côte ouest algéroise, privatisée par la nomenklatura du régime. Un calme plat, en total contraste avec la frénésie qui s'est emparée, voilà plusieurs semaines, du cabinet de Mohamed Seghir Babès, le président du Conseil économique et social (CNES) et maître de cérémonie de la grand-messe de la «société civile». «Le professeur (Babès) en fait une affaire d'honneur, confie un de ses assistants. Il a juré de partir si cet événement ne rencontre pas le succès escompté.» Dans le siège délabré du CNES, ancien monastère trappiste, sis au quartier Les Sources, le «comité de pilotage et de suivi» enchaîne les réunions-marathon. Les organisateurs fignolaient encore en ce mardi 7 juin la «feuille de route», arrêtaient le programme final, préparaient les différents ateliers, lançaient les centaines d'invitations, bouclaient les formalités de prise en charge des invités de marque notamment. On parle à cet effet de la venue de Lula, l'ex-président brésilien et d'autres hôtes prestigieux. La dernière ligne droite avant la «méga kermesse» de la société civile. «C'est un exercice nouveau pour nous, inédit, souligne Mustapha Mékidèche, vice-président du CNES. Il n'est pas aisé de réunir, en un temps record, tout le gotha du monde associatif – plus de 80 000 associations –, «faire les bons arbitrages», joindre les syndicats, dont certains, «non reconnus, n'ont même pas d'adresse», les personnalités qualifiées, les représentants de la diaspora autour de ce (autre) chantier de ''réforme'' ouvert par un pouvoir politique submergé par la contestation populaire. Objectifs assignés à ces assises : libérer la parole, recueillir les propositions et recommandations, sceller un nouveau pacte social.» «Comme pour les consultations politiques déjà engagées, résume Mékidèche, dont l'objectif est la recherche d'un compromis politique pour un changement en douceur dans la société et par la société, la philosophie de ce rendez-vous est d'accoucher d'un nouveau contrat social. Un peu à l'image de ce qui a été fait en 1976 avec la Charte nationale.» Comme pour conjurer les soupçons de «récupération», le scepticisme ambiant, suscité dès l'annonce publique de la tenue de ces états généraux, le vice-président du CNES parle d'une initiative propre à la structure. «Il s'agit d'une autosaisine. J'observe aujourd'hui que certains segments du champ politique contestent au CNES le droit de s'ériger en espace d'expression libre pour la société civile. Ils se trompent lourdement. Non seulement cette institution est une institution citoyenne dont la création participait en 1993 d'une forme de résistance au terrorisme, mais le Conseil se sent aussi le devoir de jouer un rôle positif en ces temps difficiles», ajoute ce membre fondateur du CNES, coiffé d'une double casquette d'entrepreneur public et privé – représentant de l'Union des entrepreneurs publics et expert chez KPMG Algérie. Quid de la crédibilité et de l'autonomie du CNES depuis la démission de son président, Mohamed Salah Mentouri, décédé d'un arrêt cardiaque en septembre dernier ? Démission de Mentouri : la raison et les prétextes ! 4 mai 2005. Mohamed Salah Mentouri claque la porte du Conseil avec fracas et remet sa démission au président Bouteflika. Président de l'institution depuis 1996, l'homme a fini par céder aux pressions et immixtions répétées du gouvernement d'Ahmed Ouyahia. Ce dernier lui reprochera publiquement et à plusieurs reprises la teneur très critique de ses «notes de conjoncture» publiées tous les six mois. «La pression était telle qu'il ne pouvait plus continuer, raconte un de ses plus proches collaborateurs. Jusqu'à la veille de son départ, il y avait encore des menées à l'intérieur même du CNES pour le déstabiliser.» La démission de Mentouri surprend y compris les membres de son bureau. Les raisons sont légion, les prétextes aussi. Deux jours avant son renoncement, le bureau du CNES tient une réunion. Les membres du bureau du Conseil remettent sur la table la révision du statut des conseillers, dont «l'avis comptait pour du beurre» devant les représentants des groupes socioprofessionnels et ceux de l'administration centrale. Les indemnités, d'un montant de huit mille dinars, étaient considérées comme «insultantes» par le collège des conseillers. A ses demandes répétées, le chef du gouvernement opposera une fin de non-recevoir et agitera la «menace» du renouvellement de la composante du CNES. «C'en était trop pour Mentouri. D'autant plus que ce dernier avait toujours sollicité le renouvellement. Sans succès.» Mentouri, témoigne son ex-bras droit, avait une vision du rôle et des missions du CNES qu'il considérait comme un espace d'expression libre : «Une institution à la représentation multiple, sans pour autant être un contre-pouvoir, ni une caisse de résonance des pouvoirs publics. Il était soucieux de la préservation de l'institution et ne permettait ni au chef du gouvernement ni à aucune autre institution de remettre en cause le rôle du CNES.» Revenu depuis dans la «maison de l'obéissance», se rapprochant des institutions internationales comme la Banque mondiale, le Programme des nations unies pour le développement (PNUD), le CNES fait aujourd'hui pâle figure. Vingt ans d'illégalité Expert international, directeur de recherche à l'Institut des relations internationales de Paris, Abderrahmane Mebtoul était conseiller au CNES. «Sept ans avec Mentouri, un an avec Babès». Il démissionnera de son poste en 2006. L'expert dit ne plus reconnaître l'institution avec laquelle il avait collaboré, transformée, à ses dires, en «annexe de l'administration», une «chambre d'enregistrement des doléances de l'Exécutif», alors que tous les CNES de par le monde sont des institutions de propositions productives. «Pour preuve, précise-t-il, courant 2009-2010, le ministre des Finances annonce 9% de taux de croissance hors hydrocarbures. Le CNES dans ses rapport de conjoncture 2009-2010 renchérit : 11% ! “Tous les indicateurs sont au vert“, déclarait son président. Idem pour le taux de chômage limité à 10%. L'inflation maîtrisée. Or, deux mois après, Karim Djoudi annonce un autre chiffre de 6%. Et paradoxe, le 11 mai 2011, ce même président dit tout le contraire. Où est la crédibilité du CNES qui fut sous Mentouri un acteur incontournable de la scène politico-économique nationale ?» Autre tare récurrente : la non-conformité à la loi et à ses propres statuts. «Le CNES fonctionne dans l'illégalité complète et dans l'illégitimité absolue», soutient l'économiste Mourad Goumiri, membre du CNES. Sa composante n'a pas été renouvelée depuis le gouvernement Belaïd Abdeslam. Le décret du 5 octobre 1993 stipule que la composition du Conseil (180 membres) est renouvelée par tiers tous les ans. Ce n'est toujours pas le cas. Sciemment vidé de sa légalité statutaire et de sa légitimité, le CNES a été contraint de «rentrer dans le rang et rejoindre le lot des appareils transformés en ''coquille vide'' que le pouvoir instrumentalise à satiété, comme en témoigne la dernière ''mission'' dévolue au CNES et qui n'a rien à voir ni avec ses statuts ni avec sa mission originelle». Les états généraux de la société civile ne sont rien d'autre, conclut Goumiri, qu'une «grande zerda», qui se déroulera à Club des Pins, «pendant trois jours et trois nuits, avec du «djaoui» et du «bkhour» (encens), autour de meddahate (troubadours), en transe !»