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Un été sans Ben Ali à Bizerte
La révolution tunisienne face à la disette touristique
Publié dans El Watan le 03 - 09 - 2011

Bizerte, six mois après la chute de Ben Ali. En arabe, cela se prononce «Benzarte». 60 km au nord-ouest de Tunis.
Bizerte (Tunisie)
De notre envoyé spécial
Avec son fameux Cap Blanc, la ville côtière culmine à la pointe septentrionale du continent africain. En cette fin du mois de juillet, Bizerte et ses quelque 120 000 habitants s'apprêtent à vivre leur premier Ramadhan sans «Zinochet». Le magnifique petit port de plaisance dégage une odeur âcre de poisson frais. Le marché attenant au port grouille de l'agitation des chalands. Virée dans la vieille Kasbah, un dédale vertigineux où il est presque impossible pour un étranger de trouver la sortie. La Kasbah est sanglée dans un rectangle de remparts aux pierres imposantes assortis de tourelles à chaque bord, lui conférant l'aspect d'une forteresse imprenable. C'est le cœur battant de la médina de Bizerte.
Le site remonte à l'époque byzantine, indique-t-on. En outre, des vestiges romains, carthaginois, espagnols, turcs, achèvent de donner une dimension historique à l'ancien comptoir phénicien. Parmi ces beaux restes, le Fort d'Espagne, citadelle de structure stellaire, aux canons massifs, élevée en 1570 par le Pacha d'Alger, Eulj Ali. Contrastant avec la cité antique, le versant moderne de la ville est incarné par le pont mobile, ouvrage impressionnant qui enjambe le canal de Bizerte. Il a été mis en service en 1980. Cependant, le projet de la Marina de Bizerte (appelé Bizerte Cap 3000) est le plus grand chantier en cours. Il s'agit d'un important investissement touristique qui prévoit la construction du plus grand port de plaisance de la région, avec, à la clé, une croisette de 650 m, un club de voile, un musée océanographique, des appartements haut standing, des boutiques de luxe et des ateliers d'artisanat. Le tout devrait être livré en 2012. C'est la face chic d'une Tunisie qui ne s'arrête pas, et qui maintient le cap envers et contre tout.
La révolution n'est pas un produit touristique
Malgré l'attrait de la révolution tunisienne, cet été 2011 aura été un flop sur le plan touristique. Peu d'étrangers sont visibles dans l'ancienne médina. Les échoppes pittoresques de la vieille ville sont boudées par les vacanciers. Même topo à la grande plage qui jouxte la Marina de Bizerte. Une tendance que nous confirment les hôteliers interrogés. «Nous avons eu peu de touristes étrangers cette saison», témoigne le gérant de l'hôtel d'Orient, un établissement de 50 chambres. «D'habitude, nous avons énormément de ‘‘dziriya'' et de Libyens.
L'engouement des Algériens pour la Tunisie était tel qu'ils pouvaient dormir n'importe où, même dans la réception. Il fallait à chaque fois ajouter des matelas pour répondre à la demande. L'an dernier, à la même période, c'était archi-complet. Cette année, ça a nettement baissé. Nous n'avons eu aucun Algérien.» Les prix affichés sont largement abordables : 25 dinars tunisiens (environ 1700 DA) pour une single, et 40 DT (2800 DA) pour une chambre double, toutes commodités incluses. «Les Libyens aussi nous ont fait faux bond cette année, alors qu'habituellement ils venaient en masse», poursuit notre hôtelier, avant d'ajouter : «C'était notre première clientèle avec les Algériens. En raison de la situation en Libye, ils préfèrent louer des appartements et des villas pour avoir plus d'intimité.»
Les Libyens sont nombreux, en effet, à louer des maisons pour une longue période en attendant que la situation se stabilise à Tripoli. A l'hôtel La Plage, situé non loin de la grande plage de Bizerte justement, c'est la même ambiance de disette. «Nous pensions avec la révolution recevoir plus de monde. Finalement, il n'en estrien», regrette la gérante de l'hôtel. Oui, la révolution n'est visiblement pas un bon produit touristique. L'établissement qui compte 25 chambres est à moitié vide. Un ratio inhabituel pour la saison. «Nous fonctionnons à 50% de nos capacités. Nous n'avons reçu ni Algériens ni Libyens cette année. Nous avons néanmoins eu quelques touristes européens, surtout Français, et aussi des Japonais», confie la tenancière de l'hôtel.
Les tarifs de l'établissement défient toute concurrence : 15 DT (1000 DA). Notre interlocutrice explique cette désaffection par la période d'instabilité qui a suivi la révolution du 14 janvier, avant d'asséner : «Il est normal que nous passions par une période de flottement comme celle-ci. Il y a certes un certain désordre, mais on ne regrette pas la révolution.» Quid du Ramadhan et ses conséquences sur le tourisme en Tunisie ? «C'est mort. L'année dernière, l'activité a complètement périclité durant le Ramadhan et ce n'est pas cette année que ça va s'arranger», lance notre hôte. «Vous savez, les Tunisiens, comme les autres touristes arabes, préfèrent passer le Ramadhan chez eux. Alors, puisque c'est comme ça, on préfère fermer et prendre notre congé annuel durant le Ramadhan.»
Au complexe Sidi Salem, un établissement balnéaire qui compte 40 bungalows, une piscine et un accès direct à la plage, des réductions ont été consenties pour appâter la clientèle durant le Ramadhan : «Nous avons eu une saison passable, avec très peu de touristes européens. Mais nous avons eu quand même pas mal de vacanciers. Et pour le Ramadhan, nous proposons des réductions de 20%.»
700 000 diplômés chômeurs
Au marché des fruits et légumes situé près du port de plaisance, les prix ont flambé. Nous rencontrons Wassim et Amir à la lisière du souk. Wassim, 18 ans, est coiffeur, tandis que son acolyte, 26 ans, est vendeur de chaussures. Les deux jeunes sont profondément angoissés par la situation sociale qui prévaut actuellement en Tunisie. «La situation est très difficile. La vie est trop chère. Les prix ne font que grimper et il n'y a pas de travail. Les jeunes sont en train de partir par vagues. Beaucoup de harraga prennent leur départ des côtes de Bizerte», affirment-ils. «Les ventes ont chuté. Les gens n'ont pas les moyens de s'offrir une nouvelle paire de chaussures à 20 ou 30 DT», dit Amir. «Avant, je m'approvisionnais en Libye et ça allait très bien. La marchandise était moins chère et je pouvais m'assurer une bonne marge. Aujourd'hui, il faut s'approvisionner en Turquie ou ailleurs et ça coûte plus cher. On ne peut même pas chercher la marchandise en Algérie. C'est trop risqué aux frontières.»
Wassim abonde dans le même sens : «Les Tunisiens n'ont pas les moyens de se faire une nouvelle coiffure ou se tailler la barbe comme avant, du coup, je chôme. Quand tu vois un jeune Libyen, à 18 ans, il a déjà sa ‘‘kah'rba'' (voiture), il a un poste de travail et des revenus stables. Il a une maison et tout. Nos jeunes à nous sont tous soit dans les cafés, soit derrière une table de cigarettes. Les plus téméraires prennent le large. On ne voit aucune perspective comme ça.» Et Amir de surenchérir : «Ce Béji Caïd Essebssi n'a fait qu'empirer les choses. Je regrette les années Ben Ali. Au moins, avec lui, les choses étaient claires. Là, tout est flou. Les voleurs sont toujours là et c'est toujours le peuple qui trinque.»
Yosra Frawes, jeune avocate et membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, avance ce chiffre sidérant : «Il y a 700 000 diplômés chômeurs en Tunisie, ce qui est énorme.» Pour elle, ce sont autant de «Bouazizi» en puissance. Yosra estime que «le vrai problème est que la révolution tunisienne a été sociale dans son essence et elle est devenue une affaire de politiciens. Je pourrais même dire qu'il y a eu une régression après le 14 janvier. Vous savez, le premier slogan qui a été brandi durant la révolution tunisienne c'était ‘‘Etachghil istihqaq ya îssabate essouraq !'' (le travail est un droit, bande de voleurs !) En ce moment, il n'y a pas un seul programme économique et social en Tunisie. Les partenaires sociaux ont laissé la scène vide. Ce sont les partis politiques qui sont en train de décider de tout.»
Devant une administration publique, une foule s'est massée comme pour un sit-in. «C'est une grève ?», demandons-nous à la cantonade. «Non. Nous attendons notre licence de taxi. Moi, je suis de Menzel Bourguiba. Le chômage fait des ravages chez nous. Personne ne travaille. J'espère qu'ils vont me donner ce papier pour pourvoir faire ‘‘ taxiste'' (chauffeur de taxi)», confie un homme dans la quarantaine. De fait, à en juger par l'état des chemins vicinaux menant vers Menzel Bourguiba et les autres bourgs de la campagne benzartie, et qui sont des routes complètement détériorées, on devine la détresse qui frappe le pays. Mais face à la grisaille économique ambiante, force est de reconnaître que les Tunisiens se montrent globalement stoïques. Il faut dire que le raffinement proverbial de nos voisins de l'Est est leur meilleur atout pour ne pas sombrer.
La ville est clean, la plage est nette. Dans les souks et les grandes artères, on voit très peu de mendiants malgré la crise sociale profonde qui lamine le peuple. A Alger, les milliards de dollars de réserve thésaurisés n'empêchent pas de voir des contingents de laissés-pour-compte tendre la sébile sur chaque trottoir. A l'image de sa médina et de sa Kasbah, superbement entretenues, Bizerte reflète parfaitement le savoir-faire, le savoir-vivre et le génie architectural du peuple tunisien. Les façades, les pavés, les jardins, les carrés de maisons, les places publiques, tout est tracé avec soin, ciselé avec métier, donnant de la ville l'image d'un objet artisanal magnifiquement ouvragé.
Pas de parkings sauvages qui rançonnent les automobilistes. Les terrasses des cafés étendent leurs parasols tout autour du petit port, contrairement à nos villes lugubres et abominablement militarisées où s'attabler à une terrasse tient de l'exploit. Et l'on en vient à se demander ce que les Tunisiens auraient fait d'un diamant brut, une beauté décatie, comme Alger.
«Khobz ou ma, Ben Ali la»
La nuit, Bizerte est une fête ; un spectacle grandiose rehaussé par les ambiances pétillantes du Festival de la médina. L'avenue Habib Bourguiba grouille de monde jusqu'à une heure tardive. Dans les jardins ou sur les berges, les couples roucoulent en toute quiétude. Le parc de loisirs voit des milliers de familles se déverser sur ses manèges, en compagnie de leurs bambins. Forts d'un aménagement des horaires de travail adapté à la saison estivale, les Tunisiens émargeant au secteur public arrêtent leur service à 14h. C'est ce qu'on appelle en Tunisie «le régime de la séance unique», et qui est appliqué du 1er juillet au 31 août. Ce rythme permet ainsi aux salariés, (du secteur administratif notamment) qui continuent d'assurer le service en pleine saison de profiter des délices et des douceurs de l'été et leur laisse le temps d'aller à la plage. Et même si la détresse sociale est difficile à dissimuler, les gens savent se contenter de peu. Les plus démunis peuvent trouver leur bonheur dans un «leblabi», sandwich populaire «succulentissime» préparé avec force épices et sauce piquante, que proposent les petites gargotes pour 1 DT.
Pas d'opulence ostentatoire, pas de clinquant. De vieux fonctionnaires à la retraite, coiffés d'un chapeau de paille, se baladent gaiement en vélo. Peu de voitures de luxe fendent les boulevards, et une certaine sobriété confère un caractère élégant à l'ensemble. Certes, derrière cette image idyllique couvent de violents stigmates. Comme le reste du pays, Bizerte a eu son lot d'insécurité, de chaos et de pillages. Mais il y a un net retour à la normale. D'ailleurs, le couvre-feu instauré au lendemain de la révolution ne touche que quelques localités comme Jebanyana et Msatria, dans le gouvernorat de Sfax. «Les Tunisiens savent vivre. Avec une carafe d'eau, un thermos de thé et quelques amuse-gueule, ils font la fête», résume Mouna, une enfant du pays.
Dans les cafés populaires, la voix inimitable d'Oum Kalthoum, la star des stars, reprend langoureusement les succès immortels de la diva. Une douceur de vivre vient ainsi atténuer les affres de la crise qui frappe le «miracle économique tunisien». A quoi ajouter à ce on ne sait quoi de décontracté dans les mœurs, cette mentalité libérale qui rend la vie moins austère. Le statut des femmes y est sans doute pour beaucoup, un statut qui jure avec l'étau patriarcal dominant au Maghreb. Loin d'être un simple trophée idéologique, la liberté de la femme est une réalité. En témoignent ces femmes, avec ou sans hidjab, tenant qui un kiosque à journaux, qui un restau ou un hôtel, sans être importunées le moins du monde.
«La Tunisie est le seul pays du monde arabe où la femme peut envoyer le jugement de divorce à son mari, et où une mère célibataire peut donner son nom à son enfant sans que cela fasse scandale», rappelle fièrement Elyssa, membre de l'association Vigilance citoyenne. «Il est vrai que Bourguiba était un dictateur, mais au moins, faut-il lui reconnaître, il a fait deux ou trois choses qui travaillent encore pour la Tunisie : l'instruction pour tous, le Code du statut personnel et le maintien des populations rurales dans leurs fiefs en leur disant : ‘‘ce n'est pas à vous de venir chercher du travail à Tunis, c'est le travail qui va venir chez vous'' », appuie Mouna.
A hauteur d'un barrage de police (le seul que nous ayons croisé tout au long de notre trajet) à l'entrée de Tabarka, un brigadier nous exhorte : «Dites aux Algériens que la sécurité est revenue, et écrivez que la Tunisie va bien.» Oui, nous le confirmons : malgré quelques bobos, la Tunisie d'El Bouazizi va bien. La situation sociale est difficile, mais les gens y font face avec courage et abnégation en scandant : «Khobz ou ma, Ben Ali la !» (Nous nous contenterons de pain et d'eau mais plus jamais de Ben Ali !). Un slogan qui résume à lui seul toute la force morale du peuple tunisien. Et ce premier été sans Ben Ali, même s'il a été avare en euros, aura été décidément porteur de «barcha dignité».


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