C'était en 1959, sur les bancs de notre établissement scolaire. Je ne connaissais alors rien d'Ibn Khaldoun (1332-1406), sinon ce patronyme qui revenait, de temps à autre, sur les lèvres de notre maître, Hafnaoui Halli, pédagogue, poète et militant de l'Association des Ouléma algériens depuis sa création en 1931. D'une approche pédagogique sans faille, faut-il le dire, il nous enseignait les premiers rudiments de l'algèbre en langue arabe. J'eus à découvrir, avec lui, dans un livre scolaire libanais qui avait atterri, je ne sais par quel hasard, dans notre classe, un texte d'Ibn Khaldoun et, surtout, un portait de celui-ci, croquis, me semble t-il, réalisé à la va-vite mais révélateur d'un grand génie de créativité artistique. Ledit portrait n'était pas signé. Mais j'appris plus tard, avec étonnement, qu'il avait été exécuté à New York par le grand écrivain libanais, Gibran Khalil Gibran (1883-1931). Je ne réalisais pas alors que je venais, indirectement, de mettre une image définitive sur le génial auteur du XIIIe siècle, car, dans mes différentes lectures relatives à l'œuvre monumentale d'Ibn Khaldoun, je n'eus de cesse d'établir une espèce de liaison automatique entre la graphie khaldounienne proprement dite et celui qui campait derrière elle en toute quiétude. Ainsi donc, Gibran le symboliste, très proche au plan pictural du peintre et poète anglais, William Blake (1757-1827), avait réussi à mettre en relief le côté endogène de ce grand penseur : deux coups de fusain, accentués à l'encre de Chine ont suffi pour donner une image d'un regard plutôt tourné vers l'intérieur. Ce fut pour moi le regard que j'allais percevoir sur les différentes iconographies représentant les grands philosophes, les poètes et les créateurs artistiques de la modernité, ceux qui n'ont cessé de sonder les profondeurs abyssales de l'existence humaine. Ibn Khaldoun en faisait partie et son portrait exécuté, dans les années vingt du siècle dernier, par Gibran, le situait à sa juste place dans le Panthéon des grands hommes. J'en suis encore à me demander pourquoi Raphaël (1483-1520), avait omis de le représenter dans son fameux tableau, «L'Ecole d'Athènes», mais il est vrai que les grands hommes qui y figurent n'appartiennent qu'à l'Occident chrétien. En dépit de tout ce qui a été colporté sur Ibn Khaldoun, principalement sur une certaine froideur à l'endroit de sa propre famille lors de la noyade de celle-ci à l'entrée du port d'Alexandrie, le fusain de Gibran est allé directement vers l'essentiel, soit l'historien, le sociologue et le diplomate dépêché par les monarques de l'Andalousie, en des moments critiques, pour trouver une solution politique auprès des chefs de la reconquête catholique, ou encore envoyé, à la dernière minute, par les assiégés de Damas, pour tempérer le fougueux, Tamerlan (1330-1405), qui menaçait de raser ce qui restait de l'empire musulman au Levant. C'est connu, archi-connu même, le figuratif a toujours été banni de la mouvance intellectuelle musulmane. Les jurisconsultes, toutes tendances confondues, n'ont pas cru bon remettre cette question sur le tapis. Pourtant, à l'apogée de la civilisation musulmane, certains penseurs, avec quelque gêne bien sûr, ont eu à croiser le fer, dans certains cénacles philosophiques, sur la question de l'anthropomorphisme et les attributs d'Allah. Donc, pour des raisons touchant au dogme, les scellés semblent avoir été mis définitivement sur la question du figuratif, ô combien brûlante et nécessaire, à la fois, sur le plan pédagogique et l'acquisition du savoir d'une manière générale ! Il n'en demeure pas moins, cependant, que l'image, en tant que telle et dans toute sa splendeur, entre chez nous, aujourd'hui, sans aucune autorisation, renversant ainsi toute une panoplie de certitudes. [email protected]