Algérie, Russie, France et bien d'autres pays : la lutte contre la corruption occupe régulièrement la une des journaux et les dirigeants promettent, tout aussi régulièrement, de lutter avec la dernière énergie contre les corrupteurs. Comment ? En reprenant à leur compte l'exigence de Gorbatchev lors de sa prise de pouvoir – la glasnost, la transparence. On sait ce qu'elle devint : sous sa présidence, et encore plus sous la présidence de ses successeurs, la corruption gagna tous les secteurs d'activité : usines, entreprises, armes, chars d'assaut, avions furent allègrement vendus par les oligarques, dont quelques-uns seulement, et pour des raisons plus politiques que civiques ou morales, furent arrêtés ou s'exilèrent. La lutte contre la corruption est-elle donc condamnée à l'échec ? Il est évident que dans un monde où l'argent est la seule valeur reconnue, où avoir plus est quasiment une obsession, surtout chez ceux qui ont déjà beaucoup, où des fortunes immenses ont été amassées au mépris des lois et de l'éthique, dans un monde où les pilleurs – ministres, généraux, dirigeants d'entreprise… – occupent généralement des positions officielles qui leur permettent de s'enrichir impunément, la «moralisation» de la vie publique est une tâche à la limite impossible. Au mieux, on pourrait limiter les dégâts et restreindre l'ampleur du pillage. En mettant sur pied, à tous les échelons – gouvernement, municipalités, direction des entreprises publiques – des systèmes de contrôle qui rendraient plus difficile le contournement de la loi. Par exemple, des règles qui interdiraient le cumul des fonctions et la nomination de membres de sa famille à des postes officiels. On se souvient peut-être que l'épouse d'un ancien maire de Paris reçut une substantielle gratification pour un rapport de quelques pages bourré d'erreurs et de fautes d'orthographe, et que l'ex-président de la République française encouragea la candidature de l'un de ses fils à la tête d'un organisme officiel. On pourrait également limiter à un seul mandat, à deux au maximum, l'exercice d'une fonction – c'est le cas du président des Etats-Unis – et demander à tout candidat à quelque poste que ce soit, de la présidence de la République à la gestion d'une municipalité ou la direction d'une entreprise, de déclarer son patrimoine, une déclaration qui serait évidemment vérifiée et pourrait donner lieu à toutes sortes d'investigations sur l'origine de sa fortune. Comme il conviendrait, à la fin d'un mandat, de vérifier s'il y a eu enrichissement pendant son exercice. Tous ces contrôles sont théoriquement possibles, mais pratiquement ? Où trouver des contrôleurs au-dessus de tout soupçon ? Il en existe certainement, mais la plupart des dirigeants appartiennent, sauf exception, au même milieu social, sortent des mêmes écoles, se connaissent, se rendent service. En ériger quelques-uns en contrôleurs des déclarations des autres soulève tellement d'objections qu'un député russe, de passage à Washington, n'a pas hésité à suggérer à ses collègues américains de venir à Moscou «faire le ménage (1)»... Si des contrôles sont nécessaires, on ne voit pas pourquoi leur résultat serait publié : sans expérience et souvent dépourvus des connaissances nécessaires, il n'appartient pas aux citoyens de juger de la moralité des candidats à une fonction officielle. On imagine aisément à quel genre de défoulements, à quels règlements de comptes donnerait lieu leur participation, si on la sollicitait. Il a suffi, il y a deux ans, que le gouvernement français lance un débat sur le thème de «l'identité nationale» pour que se déchaîne une campagne d'injures et de haine à l'égard de citoyens que beaucoup jugent «suspects» – binationaux, naturalisés, basanés, juifs, musulmans... On ne voit pas non plus pourquoi les responsables politiques, du maire au président de la République, rendraient public leur patrimoine, justifieraient sur les ondes la possession d'un bijou, l'achat d'une maison de campagne ou d'une bicyclette et expliqueraient pourquoi ils gardent une voiture achetée il y a cinq ans. Contrôlée par leurs pairs, leur honnêteté n'a pas à s'exhiber dans les médias. Réclamée autrefois par Gorbatchev, imposée aujourd'hui par F. Hollande, la transparence est une exigence populiste qui n'a qu'une fonction : inciter les citoyens au voyeurisme, exciter leur jalousie, leur suggérer de fouiller dans la vie des responsables et détourner leur attention de problèmes – chômage, paupérisation galopante des citoyens – autrement plus importants. Tout individu a droit à une vie privée et c'est porter atteinte à ce droit que de publier dans les gazettes la liste de ses biens, le montant de sa fortune, celle de sa femme ou le contenu de la tirelire de son gamin. Ou alors, que la transparence soit générale. Qu'on exige d'un médecin, d'un enseignant, d'un avocat qu'ils affichent sur leur lieu de travail une photocopie, légalisée évidemment, de leurs diplômes, de leur salaire, de leurs biens, de leur compte en banque... Il y a deux siècles, Jérémy Bentham suggéra au gouvernement britannique de construire, en guise de prisons, des panoptiques : leur structure permettrait aux gardiens de voir à tout moment où se trouve et ce que fait un détenu. La «transparence» dont se réclament tant de dirigeants politiques n'est rien d'autre que la généralisation à l'échelle de toute une société du voyeurisme dont rêvait le philosophe anglais. 1 Argoumienti ifacti, 10 avril 2013