Les pouvoirs publics et les experts s'accordent, en principe, pour exprimer leurs vives inquiétudes quant au contenu des pratiques managériales qui se sont enracinées au sein de nos entreprises et de nos institutions à but non lucratif. Mais là s'arrête le consensus. Certes, tous les documents officiels mentionnent brièvement la nécessité d'améliorer les procédés en opération. Mais on a comme l'impression que l'urgence est sous-estimée. On considère peut-être qu'on peut quand même avancer, créer de la richesse et se développer avec un peu plus de difficultés, mais que la situation n'est pas très grave. La preuve ? On a engagé des dépenses faramineuses ces quinze dernières années pour rattraper les retards en matière d'infrastructures. On a considéré que les entreprises et les institutions, malgré les quelques carences qu'elles recèlent, sont à même d'utiliser efficacement ces ressources. Le management serait donc un petit problème que l'on corrigerait au fur et à mesure qu'on se développerait. C'est une appréciation erronée lourde de conséquences. Récemment, des experts étrangers sont venus proposer à certaines de nos institutions non économiques d'introduire la méthode «Lean» pour améliorer les processus de management administratifs et surtout les modalités de gestion des ressources humaines. Cette méthode conçue surtout au Japon (Toyota) s'était généralisée dans les industries occidentales au milieu des années quatre-vingts, puis connut un essor sans pareil dès le début des années soixante-dix. Si bien que même les administrations modernes qui ont connu une première révolution avec l'introduction du «New Public Administration» commencèrent à l'appliquer dès le début des années 2000. Ces experts pensaient que certaines industries algériennes l'appliquaient et qu'il était temps de l'introduire dans les administrations. Ils n'étaient pas au courant qu'aucune entreprise industrielle algérienne ne l'applique dans la totalité de sa démarche. Nous avons donc au moins quarante années de retard sur les pratiques managériales modernes. Les conséquences des retards Sous-estimer l'impact des retards en management conduit à des errances très graves. Une des conséquences consisterait à croire que les entreprises et les institutions administratives seraient capables d'exécuter avec un minimum d'efficacité les décisions prises par les plus hautes autorités. Ces dernières vont penser que leurs plans d'action, leurs directives et l'ensemble de leurs décisions ont des possibilités de faire changer les choses sur le terrain. Le seul fait de décider et d'instruire serait suffisant pour induire des améliorations. Mais ce point de vue est fort éloigné de la triste réalité. Une administration sous-gérée arrivera toujours à défaire les efforts et les bonnes volontés d'un gouvernement bien intentionné. Dès lors qu'on mesure mal, qu'on n'apprécie pas à leur juste valeur les pires dommages commis à l'Etat, aux citoyens et aux entreprises par des institutions insuffisamment managées, on continue à mobiliser d'énormes ressources et consentir des efforts colossaux pour obtenir des résultats dérisoires. Prenons l'exemple de notre propre expérience. L'Etat a fait confiance à des entreprises et surtout des institutions administratives sous-gérées. En quinze ans, on leur a fourni plus de 500 milliards de dollars pour moderniser nos infrastructures. On aurait pu, avant le début du processus ou parallèlement, procéder à leur modernisation. Le développement humain et la modernisation auraient pu coûter quelque 100 à 150 milliards de dollars. Mais, en fin de compte, nous aurions eu sur notre sol pour 350 à 400 milliards de dollars d'infrastructures, en plus d'institutions et d'entreprises capables de nous mener à l'émergence. Nous avons fait l'hypothèse qu'elles pouvaient s'améliorer sans efforts systémiques et sans un plan spécial destiné à cette fin. La modernisation managériale fut occultée. Résultat ? Il n'est pas hasardeux de pronostiquer que nous avons obtenu sur notre sol 120 à 150 milliards de dollars d'équipements, le reste s'est dissipé et dilapidé comme savent le faire des institutions sous-gérées. Les deux piliers de la modernisation managériale Le fait qu'on n'ait pas audité les différents plans de relance pour nous en restituer les résultats serait déjà une bien piètre manière de gérer les affaires publiques. Quelles ont été les retombées d'une dépense pharaonique (plus de 25% du PIB hors hydrocarbures par an) sur l'économie nationale ? Il est extrêmement rare de trouver un pays qui a tant injecté d'argent (relativement à son économie). Trop d'argent pour des résultats dérisoires. Certains responsables me rétorquent oui, mais nous avons une autoroute. Le Maroc vient d'en construire une plus longue au moins deux fois moins chère sans les dépenses pharaoniques que nous avons eues. Bien sûr que nous avons quelques résultats. Nous avons maintenant de l'eau dans les grandes villes. Mais quel est le prix d'un litre d'eau fourni aux citoyens comparé aux données des autres pays ? Personne ne peut le dire. Le management des projets publics demeure à des niveaux inacceptables. Nous avons besoin de le rehausser, de prendre conscience qu'il est important, inévitable et incontournable. Mais ce n'est que le premier pas. Quelles seraient alors les pistes possibles d'amélioration. Pour toute activité, dès lors que l'on veuille améliorer quelque chose, on ne manquera pas de conclure qu'il faut commencer par les qualifications humaines. Nous devons démultiplier et rehausser le niveau de formation de nos Business schools. Nous devons veiller à sortir un produit de standard international, mais ancré dans les réalités du pays. Il est important d'obtenir des ressources humaines modestes, qui savent que le meilleur moyen de réussir serait de travailler ensemble, profiter de l'intelligence de tous et développer un management qui consacre un meilleur partage des décisions et des fruits du développement. Beaucoup de pays ont des styles de management qui trouveraient beaucoup d'adeptes au sein de nos entreprises. La seconde facette de la modernisation managériale nous fait également défaut : les industries du savoir. Dans ce contexte, nous avons besoin d'ériger des bureaux d'études spécialisées en débureaucratisation et en techniques de management spécialisés (redressement, hôpitaux, universités, etc.). L'ingénierie qu'il faut déployer pour sa création n'est pas simple. Surtout si l'on œuvre à créer une industrie du savoir de classe mondiale. Mais nous serions déjà dans la bonne voie si on considérait que ces activités sont incontournables et prioritaires. Il faut alors consentir les efforts humains et financiers pour les ériger.