Samedi 31 mai à 18h, la Cinémathèque d'Alger projettera De rouille et d'os, 6e et dernier film en date de Jacques Audiard. Evènement organisé par l'Institut français d'Alger, première fois du cinéaste en Algérie, tout concourt pour croiser le verbe avec le réalisateur français le plus discret de sa génération. -De rouille et d'osa été projeté à Cannes en 2012. Deux ans plus tard, vous le présentez à Alger. Quels liens avez-vous, après tout ce temps, avec ce 6e film ? Il s'est éloigné de moi, comme chaque film d'ailleurs. Je me souviens mieux de ce qui a précédé le film – recherche de l'idée, intentions des auteurs, etc. – que du film lui-même et de son tournage. Si, je me souviens quand même des moments où le tournage m'a fait peur. -Lors de sa «première cannoise», la critique fut pratiquement unanime, positive. Je me souviens d'un article paru dans Libération où Olivier Séguret, l'auteur, écrivait : «Tout est bien dansDe rouille et d'os,sauf cette petite faute de goût qui ternit tout : c'est un chef-d'œuvre.» D'abord, quoi penser en découvrant ces mots ? Puis, seconde question qui n'en est pas réellement, plutôt un sentiment : vos films «respirent» le travail d'orfèvre, très stylisé, comme si le détail devenait «la» mise en scène. Comme si le doute ne devait pas se «voir». Oui, je me souviens de la phrase de Séguret et de mon incompréhension. Parlait-il du film lui-même ou de l'intention de son auteur ? Je n'ai bien sûr jamais pensé faire un chef-d'œuvre et encore moins que le film fini en était un. Je voulais faire un mélodrame chargé de fiction jusqu'à la gueule, voir jusqu'à quel point l'on pouvait tendre la fiction, multiplier les rebondissements, multiplier les «états». Quant à la seconde question, «orfèvre» ou artisan, a priori je n'aime pas trop ces mots. Ils supposent une sorte de savoir, de conscience du travail bien fait et des effets à obtenir, de sang-froid besogneux… Je me sens bien loin de ça. En revanche, j'aime bien cette idée du doute et de sa dissimulation. Avec l'expérience, je me suis aperçu que j'écrivais et même sur-écrivais les scénarios pour mieux leur taper dessus et les casser. Je passe beaucoup de temps sur un plateau à matraquer le scénario. Peut-être trop. Mais je sais qu'à un moment, les acteurs – et l'équipe aussi d'ailleurs – vont comprendre qu'il va falloir lâcher quelque chose. Et, quand ça se passe, c'est bien. -Parlons du film. Comment votre caméra est tombée sur l'acteur Matthias Schoenaerts Si c'est le sens de votre question : j'ai vu Bullhead. -Le personnage, Ali, est une exception dans votre filmographie, plus robuste, plus physique, le contraire de Johnny, Dehousse, Paul, Thomas et Malik, même s'il garde le point commun de rarement dire les choses. Pourquoi ce personnage et comment êtes-vous arrivé à dessiner ce profil ? Je ne me souviens pas bien des détails et de leur chronologie, mais le personnage est né en fait d'une des nouvelles de Craig Davidson. Deux nouvelles m'intéressaient dans le recueil de Craig, et même trois d'ailleurs. Dans la nouvelle qui nous a inspirés le personnage d'Ali, le type était un jeune boxeur, on assistait à son ascension, ses succès, jusqu'à «l'accident» et sa déchéance. Le personnage et son milieu étaient très nord-américain. Nous avions envie de quelque chose qui soit plus près de nous, qui raconte à sa façon la crise, les nouveaux pauvres, etc. Il fallait que le personnage d'Ali soit plus frustre, brutal et égoïste. Pour rendre cela encore plus clair et tendu, nous lui avons collé un enfant. La question devenait alors : comment va-t-on accepter de suivre ce type ? Mathias pouvait prendre en charge les qualités et les défauts du personnage et, en plus, il était physiquement crédible. J'ai adoré travailler avec Mathias. Je trouve qu'un de ses grands apports, c'est la relation avec son enfant. S'il avait joué au pied de la lettre ce qui était écrit, je crois qu'assez vite je me serais désintéressé du personnage. Mais même en étant brutal et crétin, il a su amener Ali vers une sorte d'innocence enfantine qui faisait de lui plus un grand frère de l'enfant qu'un père. Il pouvait alors être dur, brutal, ce n'était plus méchant, c'était, au pire, inconscient comme quand deux frangins se disputent. -Quant à Stéphanie (Marion Cotillard), elle pourrait être la sœur lointaine de Carla, affublée d'un handicap, sorte de «mère courage» qui repose discrètement sur les épaules de l'homme. Quel est le rapport que vous entretenez avec vos personnages féminins, existant plus ou moins dans vos films ? D'accord pour le handicap, mais mère courage, je ne pense pas. Au départ, Stéphanie est une femme orgueilleuse, égoïste et sûre d'elle. C'est quelqu'un qui peut dire, et on la croit, qu'elle n'a jamais vraiment aimé. Elle est, mais pour des raisons différentes, comme Ali. Ce sont donc des gens qui vont apprendre tout simplement à aimer, à en finir avec une idée d'eux-mêmes, à s'abandonner. Le seul vrai moment de courage d'Ali finalement, ce sera de lui dire : «Je t'aime.» Le rapport avec les personnages féminins ? Avec les personnages, je ne sais pas, avec les actrices : elles me bouleversent. De toute façon, homme ou femme, l'acteur c'est la grande affaire, bien plus que le paysage, ou «le détail», comme vous le dites plus haut. -Lors d'un entretien, vous disiez : «Je me pose une seule question : vais-je accepter les images que je tourne ? » Comment créer un film avec cette interrogation suspendue au-dessus de votre tête ? Ça rejoint pas mal, je pense, ma réponse à votre deuxième question. Mais, je trouve ma formule, si c'est vraiment la mienne, un peu grandiloquente. J'ai envie de me dire : «Calme toi mon gars, ça va passer.» -En revoyant vos films, j'avais le sentiment de ne voir que des films inachevés, mais que cette configuration délivrait les films, et leur donnait une véritable force. Vos films sont comme des flashs. On ne connaît pas leur origine, mais on est intrigué. J'aime bien cette idée d'inachèvement qui va, selon moi, complètement à l'encontre de l'idée «d'orfèvre» que vous proposiez ou de celle de «chef-d'œuvre» de Séguret. Je ne voudrais pas tendre des verges pour me fouetter, mais je dirais, avec la distance, que les films que je fais sont incomplets. Toujours à balancer entre une revendication du genre et ce qui serait exactement son contraire (désir de durée des plans, de psychologie, etc.). Du coup, comme la question n'est pas tranchée, l'équilibre pas trouvé, ils boitent, ils sont toujours un peu infirmes – comme parfois leurs héros, me direz-vous. Et loin de moi l'idée d'avancer que cette qualité ou ce défaut serait prémédité. Non, c'est une chose qui m'échappe, mais qu'après un temps, je peux effectivement constater. -L'élément qui m'a frappé en revoyant De rouille et d'os, c'est une fois de plus le thème de la filiation. Cela vous travaille ? Oui, puisque je viens d'où je viens, et que le cinéma est bien souvent une affaire de paternité – Cf. Serge Daney (critique de cinéma français, ndlr). Mais j'affinerai quand même un peu. Ce qui m'intéresse, je crois, plus que la filiation, c'est l'héritage. Qu'est-ce que nous laissent les pères quand ils disparaissent ? Quel monde nous ont-ils laissé et quel mode d'emploi ? Plus que la filiation, c'est en fait la pédagogie qui m'intéresse, l'éducation. Le monde est-il complètement opaque et sauvage où peut-on y lire quelque chose ? Puis-je en apprendre quelque chose ? Vais-je m'en sortir et à quel prix ? Combien coûte l'erreur ? A combien de vies ai-je droit ? Etc. La filiation me paraît être un schéma immédiatement trop psychologique – bergmanien – tandis que l'éducation, c'est tout de suite efficace, je veux dire : dramaturgiquement efficace – situations, ironie dramatique, etc. -Pourrait-on voir dans ce «sujet» une conversation que vous poursuivez avec votre père, Michel ? Non, je ne crois pas. Mais je regrette quand même que mon père n'ait pas vu mes films. Vous voyez, je me contredis. -J'ai cette impression que vos «jeunes» personnages ont besoin de «tuer» pour exister. Non pas tuer frontalement. Juste qu'ils aident leur propre récit à détruire le cadre de votre cinéma. Ils font tout pour être «violés». Ils se jettent contre un mur, mais ne veulent pas le contourner, juste le détruire. Ils veulent apprendre. -Parlons du montage. Comment maitriser le flux d'images, vos plans ? C'est Juliette Welfling qui monte mes films. Tous mes films. Et quand je dis qu'elle les monte, elle les monte vraiment. Souvent ses choix deviennent les miens. Il faudrait lui poser la question. -Cette étape cruciale pour la fabrication d'un film est-ce le moment où vous doutez le plus ? Comment canaliser vos sentiments face au film qui se (dé)fait ? Oui, bien sûr, je doute. Je doute parce que la chose est faite, parce que je ne dispose pour la raconter que de ce que j'ai en boîte. «En boîte» justement, et ça dit bien ce que ça veut dire. Mais, étrangement, cela n'a rien à voir avec le doute qui peut vous saisir durant le tournage. Là, c'est un doute en position assise, comme un scénariste. Les questions que vous pose à ce moment le film non monté, sont des questions d'histoire, d'organisation de récit, de durée, de rythme… bref, des questions d'ordre scénaristique. -On dit souvent qu'un film, c'est le regard de l'auteur sur son monde. Le vôtre est souvent traversé de fantômes avec qui nous aurions pris l'habitude de cohabiter. Oui, les fantômes, le cinéma, «ce qui a été»… d'accord. Mais aussi beaucoup la vie et le goût que je peux avoir pour elle. Je ne suis pas un grand loquace et le cinéma est vraiment pour moi une façon de parler aux autres. Parler à ceux que je ne connais pas, mais aussi à ceux que je connais. -Quel est votre prochain projet ? Une histoire d'immigrants tamouls et un western. -Votre film préféré ? Impossible de choisir. J'aime le cinéma. -Votre image préférée extraite d'un film ? Là, comme ça, je ne sais pas, mais ce serait une image noir et blanc. -Votre scénario préféré ? Je ne crois pas aimer un film pour son scénario. J'aime un film, c'est tout. -Votre BO préférée ? Ce soir, The Thin red line de H. Zimmer