L'universitaire et chercheur Daho Djerbal, à l'issue de la récente disparition de l'éminent et prolixe historien Mahfoud Kaddache, pour souligner la mémoire du défunt, nous a envoyé une interview qu'il avait réalisée avec lui et qui est parue en son temps à Algérie Actualités en 1981. Un entretien qui garde encore une grande pertinence pédagogique. M. Kaddache est connu comme l'un des premiers enseignants algériens de l'Université d'Alger, comme aussi auteur de La vie politique à Alger de 1919 à 1939 et du tout récent Histoire du nationalisme algérien. Que pouvez-vous nous dire de l'homme lui-même ? Je suis né à La Casbah où j'ai passé toute ma jeunesse. Issu d'un milieu prolétaire et même sous-prolétaire où la mère travaillait aussi, j'ai dû à 13 ans me débrouiller pour gagner ma vie. Mon environnement a été particulièrement marqué par la fréquentation de l'Ecole Sarouy d'où est sortie une pépinière de jeunes algérois qu'on retrouve dans plusieurs organisations de jeunesse, dans les partis politiques (nationalistes, communistes, etc.). A ce cours complémentaire, il y a quelqu'un qui nous a incités à aimer l'histoire et à qui je rends aujourd'hui hommage, M. Benhadj. Il nous enseignait l'histoire de façon engagée, procédant à des parallèles avec ce qui se déroulait dans notre pays à diverses époques. M. Benhadj a été militant socialiste (SFIO) et secrétaire général du premier Congrès musulman algérien en 1936. Après l'Ecole Sarouy, c'est le mouvement des Scouts musulmans algériens qui a joué un grand rôle dans ma formation. C'est là que je me suis imprégné des idées islamistes et nationalistes véhiculées par un grand nombre de dirigeants avec lesquels j'étais en contact. Ce qui m'avait frappé aussi à l'époque, à l'exception des dirigeants nationalistes du PPA, régnait ce que nous appelions la « tartuferie politique ». De nombreuses personnalités développaient en coulisse une attitude anti-française alors qu'officiellement et publiquement elles tenaient un langage légaliste, tout à fait différent. Je me souviens que nous autres jeunes étions frappés par cette contradiction entre leurs paroles et leurs actes, j'ai été frappé également par le silence entourant le mouvement national après que nous ayons accédé à l'Indépendance. Et par l'affirmation nombreuse. En fait de tout le monde qui se prétendait être à l'origine du mouvement nationaliste de l'indépendance de l'Algérie. Vous en êtes donc arrivé à vous poser la question du mouvement national algérien ? Il y avait effectivement problème et la nécessité s'est imposée à moi d'étudier cette période, d'étudier comment les uns et les autres ont appréhendé cette question nationale, affirmé ou défendu ou nié la nation algérienne. Il était devenu nécessaire de montrer également que le 1er Novembre 1954 n'a pas été une génération spontanée, mais le produit d'un long processus politique, d'une longue maturation qui remonte jusqu'au début du siècle. Nous en venons donc au métier d'histoire. Comment y êtes-vous parvenu et comment le concevez-vous maintenant ? On a souvent dit avec raison que de toutes les sciences sociales, l'histoire est la plus subjective. On dit aussi que derrière toute histoire se trouve une idéologie qui la sous-tend. Ayant une vision sentimentale de ce qu'a été le mouvement nationaliste l'ayant vécu en partie dans le mouvement SMA, j'ai pris comme principe d'écrire cette histoire en ne partant d'aucune idéologie particulière. J'ai considéré que l'important, l'essentiel, c'était de voir ce qu'ont été les positions, les attitudes, les programmes des partis et ceux des mouvements et des organisations qui les soutenaient. Celles des hommes qui les dirigeaient et des masses qui s'étaient engagées dans ce cadre. Mon postulat, c'est que cette question nationale se posait au niveau de la conscience populaire de façon très simple, peut-être même simpliste, mais elle pouvait se ramener à cette autre question ou plutôt à cette idée qui était répétée par nos pères dans les villes et dans les campagnes : nous avons en face de nous, chez nous, une domination qui s'est faite par la force, exercée par des étrangers et des infidèles. Partant, l'idéal, c'est de mettre fin à cette domination. Cet idéal s'exprime dans des mots de tous les jours, dont toute la signification idéologique n'était peut-être pas saisie, mais qui avaient la force du verbe : indépendance, liberté, oumma. Tous ces mots renvoyaient à la même réalité : le refus. Le problème le plus important était donc de voir comment ont réagi les partis et les hommes par rapport à ces idéaux exprimés confusément mais réellement ressentis au niveau des masses populaires. Comment ont réagi aussi ceux qui ont eu à définir des attitudes politiques et des programmes politiques ? Pour en arriver là, il a fallu consulter toutes les archives, tous les documents importants et tous les ouvrages touchant de près ou de loin à la question : archives déposées à Paris, à Aix-en-Provence, les quelques maigres archives encore existantes en Algérie, les publications officielles françaises, les journaux (j'ai dû lire toute la presse musulmane et opérer de nombreux sondages de la presse européenne). Ce travail m'a pris de très nombreuses années et je crois qu'il s'agit là du plus important, surtout lorsqu'on écrit une histoire politique qui peut avoir des répercussions sur l'actualité. On peut disserter sur des intentions, mais on ne peut pas nier ou revenir sur des déclarations et sur des écrits. Et pour la période considérée, quels ont été vos critères de choix ? Je suis parti de 1919 parce que c'est au lendemain de la Première Guerre mondiale que l'on a commencé à avoir des approches de formulation de la question nationale avec l'Emir Khaled par exemple. Des tons nouveaux ont commencé à apparaître, différents de ceux des « Jeunes Algériens ». J'ai considéré cette période 1919-1951 parce qu'elle a vu d'une part le foisonnement des partis politiques et le clivage qui s'opérait sur la base de l'attitude face à l'existence d'une revendication nationale, et d'autre part, surtout à partir de 1943-1945, le problème des moyens qui devaient mener à cette indépendance. En réalité, aux environs de 1951, la cause de l'idée nationale était entendue. Le fait national était acquis des masses et reconnu et admis par les formations politiques du type UDMA et communistes. Voie réformiste et voie révolutionnaire devenaient objet et question première de la discussion au sein du parti nationaliste lui-même. Qu'entendez-vous par parti nationaliste, mouvement nationaliste, nationalisme ? Il faut distinguer mouvement national, fait national et nationalisme. On a beaucoup abusé du terme « national » et on l'a souvent appliqué à des partis et des formations qui n'étaient pas nationalistes. Cela est peut-être dû à l'imprécision de éthymologie, arabe, employé. En arabe, elle est plus claire, les termes watani, watanya se donnaient à des mouvements qui avaient une position nationaliste, c'est-à-dire qui faisaient explicitement référence à une algérienne, ce qui impliquait la notion de nationalité algérienne et de souveraineté algérienne. Le nationaliste est celui qui croit en la nation algérienne et qui réclame pour l'Algérie l'existence en tant que nation organisée dans un Etat souverain, au même titre que tous les autres Etats et à égalité avec eux. Le premier parti qui l'a exprimé et qui l'a fait depuis de façon constante est la parti ENA/PPA/MTLD. Les termes et les slogans ont varié, mais l'idée principale était l'indépendance du pays, la souveraineté de la nation. Dès le premier programme, celui de 1962-27, il y a une définition précise et complète du concept national et par conséquent du concept d'indépendance. Affirmation politique : indépendance, souveraineté, armée algérienne, suffrage universel... Affirmation sociale et économique : idée de nationalisation des mines, des banques, des grandes propriétés foncières, sans que le terme soit prononcé. Remise à l'Etat algérien des richesses et des ressources du pays. Programme hardi pour la défense des droit des ouvriers et des paysans. Affirmation culturelle : langue arabe, éducation pour tous. Le reproche de sous-estimation par le parti nationaliste de la dimension économique et sociale de la lutte n'est pas fondé parce qu'il ne s'agit pas d'annoncer le contenu de ces revendications pour ensuite procéder par placage et extrapolation et dire que ce rôle a été prépondérant pour tel ou tel parti. Des revendications économiques et sociales ont leur importance pour l'appréciation de la base sociale du parti nationaliste qui a été principalement soutenu par les classes moyennes et les déshérités, puis, après 1947, par les masses rurales. L'importance dans les revendications du parti nationaliste, c'est qu'il y a une part réservée aux problèmes économiques et sociaux immédiats, mais la revendication nationale était considérée comme la condition impérative d'un progrès économique et social. Le programme nationaliste a été axé sur la dignité de l'Algérien, la souveraineté de l'Algérie avant la revendication pour la pain. La preuve que les milieux populaires étaient sensibles à cette distinction, c'est qu'en période électorale, les suffrages ont porté sur ceux qui appelaient à la lutte pour la dignité plutôt que sur ceux qui privilégiaient la lutte pour le pain.