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«Je suis un peu moul el bache»
Samir Toumi ,écrivain et acteur culturel
Publié dans El Watan le 24 - 01 - 2015

Qu'est-ce que la publication du récit Alger, le cri a changé dans votre vie ?
Beaucoup de choses et rien du tout. J'ai toujours la même vie, le même travail, j'habite au même endroit… Par ailleurs, le fait de concrétiser ce projet n'est pas rien. J'ai toujours un peu écrit mais j'étais écrasé par ce que je lisais.
Quand vous lisez Mishima, Yourcenar ou Zola, la littérature devient quelque chose d'énorme et d'inaccessible. Je publie pour la première fois, à 44 ans, un récit très intimiste que je partage avec des inconnus. C'est gratifiant et libérateur et cela a changé beaucoup de choses. Les échanges avec des lecteurs de tous âges sont très enrichissants. Maintenant, je suis un peu loin de ce livre. Au mois d'août dernier quelqu'un m'avait félicité pour mon livre. J'avais tout de suite répondu : «Quel livre ?»
L'écriture semble couler comme un flot. Mais on imagine qu'il y a beaucoup de travail derrière. Qu'en est-il ?
L'écriture est extrêmement travaillée, mais il y a en effet un parti pris intimiste. C'est écrit à la première personne et il n'y a pas de trame narrative. C'est un livre d'émotion qui va chercher dans des sentiments contradictoires et complexes. Donc, il fallait que ça coule. Mais il a fallu beaucoup de travail pour cela. La complexité de l'écriture est qu'il faut se lâcher pour être dans une vérité, mais cela nécessite aussi et surtout de la technique. Trouver le bon mot, le bon rythme, la ponctuation… Je me rends compte que je n'ai pas toujours les réponses techniques à mes problèmes. J'y travaille toujours.
Ce récit très personnel s'est retrouvé entre les mains de centaines d'inconnus. Comment l'avez-vous vécu ?
Je n'ai pas eu de problèmes avec cela. Le livre ne parle que de moi, en effet. On y trouve même des photos de famille ! (rires). Mais ce n'est pas un récit où j'étale ma vie privée, qui est tout à fait inintéressante. Le livre explore le rapport personnel qu'on a dans le lieu où l'on vit. C'est très personnel mais aussi très général. En parlant de moi, je parle aussi de tout le monde. D'où l'intérêt qu'a suscité le livre malgré sa complexité. J'ai été étonné de découvrir les profils de lecteurs très différents de moi en âge et en parcours. Mon but était de transmettre de l'émotion et cela a bien fonctionné. Il y a aussi des critiques qui m'ont vraiment marqué, comme le texte de Denise Brahimi sur l'enfermement, la communication d'une architecte sur l'aspect topographique ou un article de Rachid Mokhtari. Beaucoup de réactions notaient qu'on sortait de la nostalgie dans le rapport à Alger.J'ai beaucoup aimé cela. C'est un livre contemporain sur Alger.
La nostalgie est un mécanisme de défense. Un individu ne sait plus où il va, alors il se réfugie dans une image fantasmée du passé. Alger n'a jamais été une ville festive, ni avant ni après la colonisation. On nous parle des fameuses années 1970, mais on oublie que les Algériens étaient sous la surveillance constante de la Sécurité militaire. Personnellement, je ne suis pas concerné par la nostalgie. Alger m'intéresse telle qu'elle est, même dans sa désorganisation et son chaos. C'est cela la vitalité et la créativité. Le chaos, c'est la complexité et il ne m'effraie pas du tout. L'accepter, c'est accepter nos différences.
Une idée sur le prochain ouvrage ?
Ce ne sera plus de l'autofiction puisqu'il y aura des personnages. Mais la thématique qui revient est celle de la parole : la difficulté à se positionner, trouver sa place. Cela reste un thème récurrent chez moi. La formation du Je. Mais ce sera sous un autre angle. Le livre est en chantier et je ne suis pas sûr d'arriver au bout. J'essaie de gérer, d'une part, mes manques techniques mais aussi mon perfectionnisme.
Vous êtes également engagé dans le domaine des arts plastiques avec la Baignoire.
Comment est venue l'idée de transformer les locaux de votre entreprise en espace d'exposition ?
J'ai toujours été connecté avec le milieu culturel. Depuis mes années d'étudiant où j'animais une radio à l'Ecole polytechnique…Par ailleurs, mon entreprise a pour vocation d'accompagner des dirigeants dans l'amélioration de la gouvernance de leur activité. Piloter une entreprise ou une administration, c'est piloter des humains.
Pour nous, ce qui fonde cette collectivité ce sont d'abord les valeurs. L'entreprise est donc autre chose qu'une machine à faire du fric. Dès le départ, j'ai proposé à mes employés de consacrer une partie de l'argent qu'on gagne à l'acquisition d'œuvres. A ma grande surprise, tous les employés étaient partants. Pour les cadeaux de fin d'année, au lieu d'acheter des stylos, des clés USB made in Taiwan ou ce genre d'horreurs, on achète par exemple des livres pour aider les éditeurs… Par la suite, on a eu plus d'espace (à Zighout Youcef) et j'ai proposé à des artistes de travailler autour du lieu. Mais je n'ai pas eu de répondant.
C'était peut-être trop novateur et je n'étais probablement pas en contact avec les bonnes personnes. Enfin, on s'est installé dans l'espace actuel au square Port- Saïd. On a restauré tout l'étage, soit 500 m² ! On a décidé d'y créer un espace partagé. Il n'y a pas de bureaux. Chacun des 11 employés se déplace selon ses besoins. Après on reçoit des artistes qui viennent faire des ateliers, des étudiants qui organisent une réunion… Le principe est la gratuité. L'argent n'est pas un sujet.
Le seul sujet est le partage de l'espace. La deuxième étape a été d'accueillir des expositions durant lesquelles l'entreprise continue de fonctionner avec une ouverture au public durant les après-midi. L'idée est de montrer qu'on peut cohabiter à partir du moment où il y a des règles claires. Il n'y a pas de vente dans nos expositions mais on finance les réalisations des jeunes artistes.
C'est du mécénat pur, soit de notre part ou de la part d'autres acteurs. Par exemple, pour la prochaine expo, on a besoin de tirages photo. On a expliqué le concept au photographe en lui demandant de tenir compte de ces conditions dans ce qu'il nous prendra. Donc, c'est une chaîne de solidarité où chacun donne du sien. Lorsqu'une entreprise nous aide, la règle c'est «No logo», pas de publicité. On ne fait pas de sponsoring.
Vous préférez donc le terme de mécénat à celui de sponsoring ?
Oui. Il n'y a pas de retombées pour mon business. L'entreprise n'est pas mise en avant et c'est le nom de «Baignoire» qui prime. C'est un acte citoyen, et puis cela me fait plaisir de rencontrer des artistes et d'échanger avec eux. C'est ce que j'appelle de «l'égoïsme positif». Et puis, le coût n'est franchement pas énorme.
On trouve toujours des solutions. Le fait qu'il n'y ait pas d'argent installe dès le début une relation de confiance avec les artistes. Il n'y a pas d'exploitation personnelle de leurs œuvres. J'explique que je suis un peu «moul el bache» (ndlr Celui qui prête la bâche dans les mariages traditionnels). Je suis le gardien du lieu.
Les jeunes artistes ont vraiment compris et apprécié le concept. Le principe du mécénat est qu'il n'y a pas d'impact sur l'image ou la marque de l'entreprise. C'est un processus fondé sur l'anonymat et la gratuité. J'exploite un concept de solidarité qui a toujours existé dans notre culture. On a toujours partagé l'espace. Vous avez un appartement à Alger.
Un cousin vient de Bordj Bou Arérridj pour faire ses études. Il habitera naturellement chez vous. Aujourd'hui, on appelle cela «l'économie du partage» avec les thèses très en vogue de Stiglitz.Les exemples de mécénat ou de sponsoring culturels restent assez rares parmi nos entreprises.
Pourquoi ?
Parce que ça ne les intéresse pas tout simplement. Le peu d'exemples qui existent sont dans l'acquisition personnelle. Un chef d'entreprise m'a invité une fois à voir les œuvres d'art qu'il avait stockées dans son bureau. J'avais envie de lui dire de partager ces merveilles avec ses employés au lieu de les laisser circuler dans des couloirs immondes. On revient à la valeur de partage. D'autres peuvent préférer faire dans le caritatif, moi je m'intéresse à l'art. Je n'ai pas envie non plus de les juger.
Quelle sera la prochaine expo de la Baignoire ?
Une expo photo intitulée «Chawari3 11x10». Les participants sont tous de la jeune génération, entre 20 et 30 ans, et sont pour la plupart de petites stars du Web. Ils se sont fait connaître à travers les réseaux sociaux avec une démarche très généreuse qui consiste à partager tout ce qu'ils font. C'est d'ailleurs comme cela que je les ai découverts. L'idée est de moi mais j'ai rapidement appelé au secours de grands photographes tels que Ferrante Ferranti ou Nadia Benchallal qui m'ont beaucoup aidé.
On retrouve des points communs entre ces photographes qui viennent de différentes villes. Ils se baladent dans l'espace public et photographient le quotidien. Ils subliment ce chaos dont on parlait, loin de tout jugement ou mépris. Ils peuvent faire ressortir toute l'humanité des scènes les plus banales. On aura donc dix visions très différentes de la rue. Certains s'intéressent aux hommes, d'autres à l'espace, aux couleurs… Le vernissage est prévu pour le 31 janvier.


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