L'intervention de l'écrivain Kamel Daoud dans une chronique publiée dans plusieurs quotidiens européens, dont Le Monde en France, n'en finit pas de générer des remous. Dernier en date : le Premier ministre français, Manuel Valls, est entré dans la polémique. Pas pour parler de la fatwa prononcée par un imam — affaire actuellement devant le tribunal d'Oran — mais pour vilipender, sur facebook, «certains universitaires, sociologues, historiens qui accusent Daoud, dans une tribune – plutôt un réquisitoire – d'alimenter, au sein de notre société, de prétendus fantasmes contre les musulmans». Pour le chef du gouvernement, «au lieu d'éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion». Manuel Valls va plus loin en parlant de «la hargne inouïe dont Kamel Daoud fait l'objet» : «Abandonner cet écrivain à son sort, ce serait nous abandonner nous-mêmes. C'est pourquoi il est nécessaire, impérieux et urgent de soutenir Kamel Daoud. Sans aucune hésitation. Sans faillir.» Jamais sans doute homme politique de ce rang n'aura soutenu ainsi un intellectuel étranger et encore moins un Algérien. Peut-être est-ce une réaction de Manuel Valls à la décision de Kamel Daoud, qui a frôlé le prix Goncourt 2014 avec Meursault, contre-enquête (Barzakh et Actes Sud éditions), d'anticiper son retrait du métier de chroniqueur journalistique pour se consacrer à la littérature. L'INTELLECTUEL RESTE DANS SON RÔLE Rappel des faits. Après les agressions sexuelles de plusieurs femmes en gare de Cologne (Allemagne) par des exilés, l'écrivain algérien extrapolait, le 31 janvier, dans Le Monde, en parlant d'un réfugié qui «vient d'un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme». Et encore : «Le réfugié est-il donc ‘‘sauvage'' ? Non. Juste différent. Et il ne suffit pas d'accueillir en donnant des papiers et un foyer collectif pour s'acquitter. Il faut offrir l'asile au corps, mais aussi convaincre l'âme de changer. L'autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L'accueillir n'est pas le guérir.» Une vision réaliste de la situation faite aux femmes particulièrement dans le monde dont Daoud vient et dont il est un observateur lucide, même si le tableau peut prêter à manipulation de sa pensée en un délire anti-musulman de mauvais aloi. Telle n'était pas la volonté de Daoud. Dans les jours qui ont suivi, plusieurs universitaires ont réagi, l'intimant presque de se taire, dénonçant cette version, pour eux limitée, de la violence sexuelle décrite par le romancier, jugeant que cela concerne aussi l'Occident. Parmi eux, Jocelyne Dakhlia qui signait, le 1er mars, une nouvelle chronique pour dire que personne n'a demandé à Daoud de se taire, développant une idée plus générale : «L'explication de la violence sexuelle par la culture n'est-elle valable qu'avec des hommes musulmans ? En tant que femme, je veux pouvoir dénoncer les violences faites aux femmes et l'instrumentalisation du corps des femmes à des fins politiques sans basculer dans le racisme ou le culturalisme de bon aloi qui en est le masque ou l'alibi.» Une ouverture et un débat bienvenus dans le contexte mondial de dénigrement de la femme, mais qui n'était pas dans la vulgate de Daoud. Lui n'abordait ce thème que pour se concentrer sur ce qu'il ressent comme Algérien, un ressenti hélas tous les jours nourri par des faits de société archaïques et blessants, pour ne pas dire cauchemardesques. Cela n'a pas empêché d'autres universitaires d'enfoncer le clou. Ainsi, Jeanne Favret-Saada a affirmé : «Oui, Daoud a recyclé les clichés orientalistes les plus éculés pour qualifier aussi bien les immigrés/réfugiés, que l'islam et les islamistes. Oui, il a parlé comme le fait l'extrême-droite européenne…» Ou l'écrivaine Martine Storti, pour qui «cette transformation de l'émancipation des femmes en marque identitaire est une aubaine pour celles et ceux qui, en apparence opposés aux précédents, font du féminisme l'autre nom de l'impérialisme, du néocolonialisme et le rendent synonyme de la ‘mission civilisatrice' jadis brandie par le colonialisme pour se légitimer». Un débat qui a donc été perverti et que le Premier ministre tente de recadrer, non sans arrière-pensées politiques dans le climat post-attentats. Dans ce contexte de défiance vis-à-vis de l'islam, l'analyse de Kamel Daoud, qui a parfaitement rempli son rôle d'intellectuel libre, ne peut être utilisée dans de mauvaises intentions, celles de dresser une partie du monde contre une autre, en dépit du bons sens commun qu'un être humain reste un être humain, avec ses forces et ses faiblesses. Il reste qu'un intellectuel est là pour dire, pas pour savoir comment ses propos vont être disséqués.