Qu'est-ce que la beauté peut avoir de commun avec l'architecture et l'urbanisme ? A priori pas grand-chose si l'on fait partie de ceux qui pensent que ces disciplines se résument à des histoires de budgets, de chiffres et de chantiers comme la plupart de nos décideurs, chargés pourtant d'appliquer le programme du président de la République, lequel affirmait : «Il est grand temps de cesser de porter atteinte aux richesses et à la beauté de l'Algérie et de rattraper le temps perdu qui nous a valu de régresser au moment où d'autres pays enregistraient des progrès» (Assises de l'architecture en Algérie, Alger, 19 déc. 2006). C'est donc avec ces pensées que nous nous sommes rendus, lundi dernier, à la rencontre organisée en son théâtre par l'ambassade d'Italie en Algérie. Intitulée «Ateliers de beauté», ce qui est déjà tout un programme, elle se présentait comme une journée de réflexion autour de l'architecture, de la ville et du design. Pour Michele Giacomelli, ambassadeur d'Italie, l'initiative s'inscrivait dans «l'attention permanente de l'ambassade pour l'architecture», ce que peut confirmer, entre autres, l'inauguration, le jeudi précédent, au Musée national des Beaux-arts, d'une exposition de photographies de Stefano Casadio sur les vestiges antiques de Rome. S'appuyant sur la tradition très ancienne de son pays en architecture et urbanisme, le diplomate a souhaité qu'une réflexion commune puisse avoir lieu pour «développer un parcours d'idées», belle expression qui pèse son poids de civilisation. La séance Architecture et projet urbain a été ouverte par le professeur et architecte Paolo Desideri, auteur d'une quinzaine d'ouvrages qui a présenté des projets de gares et stations de métro confiées sur concours internationaux à de grands architectes. Il a relevé la dimension à la fois monumentale et de service public de ces réalisations et les contraintes du sous-sol romain truffé de vestiges. En exclusivité, l'assistance a pu contempler une animation sur le projet de la nouvelle gare centrale d'Alger, près de l'aéroport Houari Boumediene. Après une révérence intellectuelle au design et à l'urbanisme italiens, l'architecte Halim Faïdi a ramené l'assistance sur le continent, affirmant que dans cinq ans, la population urbaine africaine passera de 400 millions d'habitants à 1,2 milliard, problématique qui concerne bien sûr l'Algérie. Puis, il a rappelé comment La Casbah d'Alger s'était construite, les pièces faisant des maisons, les maisons des structures urbaines et les structures une ville. Bref, le fameux couple architecture-urbanisme célébré par Le Corbusier, père de l'architecture moderne, après sa découverte d'El Djazaïr en 1930. Pour Faïdi, l'œuvre de nos aïeux répondait aux mêmes principes que ceux de la ville moderne. Une œuvre bafouée par les «réponses numériques et mécaniques à la loi du nombre qui amènent une catastrophe annoncée». Il a ensuite présenté le projet mené avec son confrère, Larbi Merhoum, sur le pôle urbain de Ouled Tlélat en Oranie, décrivant leur processus d'analyse et de projection avant d'asséner que «cette ville n'existera pas, comme tant d'autres», versées au chapitre des innombrables frustrations de nos architectes, déjà édifiés par les goulags urbains, façon «Ali Mendjelli» à Constantine. Le débat a vite démarré. L'architecte Akli Amrouche, directeur de la revue Vies de Villes, a demandé aux deux intervenants quelles étaient pour eux les priorités en urbanisme. Pour Faïdi, d'abord cesser de construire des villes nouvelles et travailler à l'échelle de quartiers sur des aires maîtrisables d'environ 400 ha. Paolo Desideri a finement ramené la question au lexique latin, soulignant que la Cité était désignée antiquement par deux termes : urbs (la ville physique) et civitas (la ville civilisation). «Pour les anciens Romains, a-t-il ajouté, pas d'urbs sans civitas. Mais le grand problème de la modernité est de penser qu'il suffit de créer l'urbs». L'architecte Gasmi a renchéri, se déclarant contre l'urbanisme total, affirmant que «Brazilia n'est pas vivable aujourd'hui», fustigeant les espaces trop vastes, convoquant la notion bien algérienne de houma et affirmant enfin qu'une ville est avant tout une conscience. Sur ce, le wali d'Alger, Abdelkader Zoukh, a rejoint la rencontre pour souligner la qualité des relations algéro-italiennes et la coopération fructueuse qu'elle induit. Il a évoqué le Plan de «modernisation» de la capitale, les actions sur le vieux bâti, La Casbah, la mémoire urbaine, etc. Mais personne n'a raté ses premiers mots en arrivant, exprimant sa joie de se trouver là : «L'occasion pour moi d'aller ailleurs, dans un monde d'art, de culture et de beauté». Un aveu sur l'absence de ces derniers dans le monde réel où, sur ses épaules, pèsent tant de pressions et, sur la vie des citoyens, tant d'horreurs. Il a finalement déclaré : «Nous avons besoin de toute la matière grise pour nous accompagner». Cet appel n'a pas été perdu comme nous le verrons. Lors de la deuxième séance, intitulée «Le projet dans le contexte historique», l'architecte Larbi Marhoum s'est appuyé sur deux de ses réalisations à Alger pour étayer sa démarche d'intervention contemporaine dans un environnement architectural ancien. Il s'agit de l'Historial, centre culturel situé au 18 rue Larbi Ben M'hidi et inauguré en 2012. Conçu dans une «dent creuse» (terrain dégagé par un effondrement ou une destruction), il serait la seule intervention d'un architecte algérien dans un ensemble bâti des XIX/XXe siècles. L'autre réalisation est la bibliothèque communale Mouloud Feraoun du Télemly (rue Si El Bachir, ex-Robertseau). Au début, il s'agissait de restructurer entièrement le quartier, mais faute de moyens ou de volonté, seule la bibliothèque a vu le jour. Un double cube blanc qui est venu s'insérer parfaitement dans le quartier avec sa façade à la Mondrian, voulue comme un clin d'œil de la capitale à l'universalité. La directrice de l'école Artissimo, Zafira Baba-Ouartsi, présente à la rencontre, a même avoué qu'en voyant pour la première fois cette bibliothèque, elle avait naïvement pensé qu'elle ne l'avait simplement jamais remarquée et qu'elle datait de la période de l'Aérohabitat. Les architectes Alfonso Femia et Gianlucca Peluffo du bureau 5+1AA de Gênes, se sont attachés à développer leur approche fondée sur le dialogue multiple (avec l'histoire, la matière, le maître d'ouvrage, etc.). Ils ont tenté d'illustrer cette approche à partir de leurs grandes signatures : l'université UILM de Milan, le siège de la BNL-BNP Paribas à Rome, la ville nouvelle du Mont Galala en Egypte, et surtout les Docs de Marseille. Ces derniers étaient déjà porteurs d'une forte symbolique urbaine et même numérique puisqu'ils sont longs de 365 m, comportent 52 entrées et 7 niveaux, en rapport aux nombres de jours et de semaines dans l'année et de jours dans une semaine. Alfonso Femia s'est penché au passage sur les similitudes entre Alger et Gênes d'un point de vue morphologique (les pentes) et architectural (cohabitation ancien-nouveau). Participant activement au débat, le wali d'Alger a échangé avec Larbi Marhoum à propos de l'Historial, considérant l'intérieur de l'édifice comme «magnifique», mais regrettant que l'extérieur ne respecte pas l'existant, entendre l'aspect des bâtiments avoisinants et, notamment les garde-corps en fer forgé. L'architecte a posé la question : «Fallait-il remettre ce qui existait ?» Un intervenant a souligné que la rue Ben M'hidi comportait déjà plusieurs architectures (néo-classique, haussmannienne, néo-mauresque, art déco et même moderne avec l'ex-Bon Marché), tous ces styles s'harmonisant dans leur hétéroclisme, ce qui se vérifie dans l'ensemble de l'ancien bâti d'Alger et des autres villes du pays. Mme Amrouche, enseignante à l'EPAU, a fait état de l'existence d'un relevé précis et d'une analyse des 60 façades de cette rue emblématique de la capitale. Architecture et décors, art et artisanat, c'est le point développé par Alfonso Femia, intervenant sur certains traitements de façade en céramique des Docs de Marseille. Rejetant l'anecdotique, l'architecte a souligné que de telles interventions devaient «s'intégrer dans une démarche architecturale globale». Il a, par ailleurs, souligné que l'approche de dialogue ne veut pas dire que l'on soit toujours d'accord et que le maître d'ouvrage devait avoir du courage. Il a été question ici de l'œuvre de Pouillon en Algérie, et notamment de la cité Diar El Mahçoul où la céramique a été utilisée. Ces prises de parole ont débouché sur l'idée d'un atelier de réflexion algéro-italien sur l'architecture et l'urbanisme d'Alger formulée par Merhoum à l'adresse évidente du wali d'Alger en la présentant comme «une offre d'intelligence gratuite». Alfonso Femia a souligné qu'à ses yeux, Alger était «une des deux villes à pouvoir s'affirmer comme pleinement méditerranéenne», faisant allusion pour l'autre à Marseille. La troisième séance, Projet architectural et design, s'est ouverte par la communication de Hamid Kouache, professeur à l'ENSBA (Beaux-arts d'Alger) qui a montré en quoi le design était en Algérie une «discipline nouvelle et encore négligée», souhaitant que les autorités puissent l'intégrer dans les projets. L'équipe du bureau MC.A (Mario Cucinella Architects) de Bologne a présenté les projets menés sur la base d'un couplage étroit architecture-design et, s'agissant de l'Algérie, le siège de l'Agence de régulation des postes et télécommunications (ARPT) et le futur CHU d'Alger, près de Staouéli, que peu de personnes dans l'assistance n'avaient semble-t-il déjà vus, voire entendu parler. Des projets d'une grande esthétique et peut-être parfois d'un certain formalisme puisque dans l'impossibilité de les détailler, on ne pouvait mesurer le degré de réponse aux besoins exprimés par le maître d'ouvrage (commanditaire). S'agissant du CHU, les membres de l'équipe ont rassuré, affirmant que des études poussées avaient été menées, y compris sur des éléments de sociologie de la médecine en Algérie. L'exemple d'une école publique en Italie, conçue par MC.A à partir du conte de Pinocchio avalé par une baleine et transmuté en une charpente de bois semblable à celle des bateaux, avait en tout cas de quoi séduire, d'autant que le projet n'aurait pas coûté plus cher qu'une réalisation classique. Sans compter la dimension de développement durable intégrée à la conception. Le débat final s'est penché dans un premier temps sur les rapports design-architecture avant de s'engager sur des réflexions plus larges sur le statut de l'architecte et de l'architecture en Algérie. Alfonso Femia a plaidé pour la création d'un réseau culturel des architectes méditerranéens. Celui-ci pourrait servir à accompagner une «révolution sentimentale» à l'égard d'Alger en tant que métropole méditerranéenne. Une proposition qui a intéressé de nombreux participants qui, avec une volonté affirmée d'échanges internationaux, pensaient cependant qu'elle ne pourrait avoir de sens que si les architectes algériens pouvaient s'affirmer pleinement dans leur pays. C'est ce qu'ils l'ont exprimé en partie dans la salle et nous ont confié plus précisément au sortir de cette rencontre passionnante. La beauté est une chose très sérieuse qui, comme toutes les choses sérieuses, suppose, aux côtés des talents individuels, de la réflexion, des consensus et des démarches concertées. Un dialogue multiple, comme disaient les Gênois présents à Alger.