Le Congrès de la Soummam est-il imaginable sans l'offensive du Nord-Constantinois ? Comment rendre intelligibles ces événements clés dans l'histoire de la guerre de Libération ? Questions par un champion. C'est à Abdelmadjid Merdaci qu'a échu cette délicate mission. L'historien, sociologue, professeur à l'université de Constantine y a mis du sien, jeudi dernier, lors d'une rencontre-débat à la librairie Chaïb Dzaïr (réseau ANEP). L'occasion s'y prêtait admirablement pour répondre à ces voix, nombreuses, comme celle de Djamel Zenati qui venait juste de rendre public son manifeste insolent de vérité sur la Soummam et ses hommes orchestres. L'universitaire, visiblement excédé par les culte et stature (disproportionnés ?) érigés pour Abane, n'en a pas fini d'insister, le long de sa conférence, sur le caractère «collectif», «militant» de l'œuvre de la Soummam. En prélude, devant une assistance entichée d'histoire, Sid Ali Sakhri, le modérateur des débats, reconnaissait les complexité et gageure de l'ouvrage. «L'histoire, ose-t-il, n'est déjà pas un sujet sexy et en parler en plein août, c'est…». Presque à l'eau de rose. D'emblée, Merdaci récusera le caractère de «jacquerie» et/ou d'«insurrection» intempestive accolée — par l'historiographie française — à l'offensive du Nord-Constantinois. L'offensive, pensée par Zighoud Youcef, ne répondait pas seulement à une situation de difficultés régionales, à une séquence de la guerre. Zighoud a fait le choix et, pour lui, il s'agissait de sauver la Révolution menacée d'étouffement dans l'œuf. Merdaci citera Si Ahmed (Zighoud Youcef), commandant de la Zone II (Nord-Constantinois) himself : «J'ai toujours appréhendé, disait Zighout, le jour où la destinée de la Révolution reposerait sur mes épaules et ce jour-là est arrivé.» L'offensive qui sauvera la révolution L'enjeu de l'offensive, affirme Merdaci, n'est pas le Nord-Constantinois en soi, mais la relance et la protection de la Révolution. «Il ne s'agit donc pas d'un objectif conjoncturel lié à un état des lieux dans le Nord-Constantinois». Si Ahmed, le «forgeron de Condé Smedou» tel que les Français le surnommaient, exerçait, d'après l'historien, un pouvoir de fascination exceptionnel sur ses compagnons de lutte. «Orphelin de père, titulaire d'un certificat d'études, féru de littérature et d'art, Zighoud Youcef a conçu une opération absolument inédite parce qu'elle ne devait pas être reconductible. Quand Si Ahmed réunit ses compagnons, ce n'est pas uniquement pour leur annoncer l'opération : il leur détaille les objectifs région par région. Il y a eu 24 centres et agglomérations (Annaba, Guelma, Skikda, Constantine, Jijel, oued Zenati, Harrouch…) visés ce samedi 20 août 1955.» Des opérations menées de jour avec des objectifs militaires, mais aussi un objectif éminemment politique : «Par-delà les objectifs militaires, l'opération revêt un caractère politique car menée par des militants de l'ALN, aidés par la population armée pour la circonstance, d'où la mythologie entourant cet événement assimilé à une jacquerie paysanne. En fait, Si Ahmed a décidé de régler l'hypothèque de la 3e voie.» A Constantine, l'impact de l'offensive avait étouffé en effet le brouhaha de la 3e voie et son collège de personnalités musulmanes séduites par un Jacques Soustelle, l'ethnologue, gouverneur général et son offre de «négociation» avec les élus «modérés d'Algérie» avec cette velléité de contourner l'incontournable Front de libération nationale. Comme conséquence directe de l'offensive, rappelle le conférencier, une répression sans commune mesure fut déclenchée. Le nombre de victimes, 12 000, n'a jamais été remis en cause, y compris par les historiens français eux-mêmes. Ce qui fait dire à Merdaci que «si le 20 Août 1955 ne répétait pas le 1er Novembre 1954, il s'en inspirait par l'étendue des opérations, la centralité de la décision. Mais d'une certaine façon, il est une répétition de Mai 1945.» «Comme conséquence à cette offensive, et les historiens français eux-mêmes le disent, la France entre effectivement en guerre en Algérie. Benjamin Stora le dit clairement. Quelque 60 000 hommes du contingent français sont rappelés. Le climat politique a changé. Le FLN a réaffirmé la légitimité de la résistance armée. Plus rien ne sera pareil après cette date majeure.» Le Congrès de la Soummam est-il imaginable sans l'offensive du 20 Août 1955 ? Merdaci est persuadé de la communauté de vue entre les frères d'armes Abane-Zighoud. «L'idée de regrouper les dirigeants de la Révolution est partagée par Abane et Si Ahmed. Nous avons un témoignage de Bentobbal qui affirme que Zighout avait mandaté Saâd Dahlab pour transmettre la proposition à Abane, dans laquelle il disait pouvoir organiser et sécuriser la réunion de tous les dirigeants de la Révolution et avait même proposé la presqu'île de Collo pour abriter cette rencontre.» Fraîchement sorti de prison, Abane créera une commission pour faire des propositions et réfléchir à l'avenir de la Révolution. Dans cette équipe figure, d'après Merdaci, Lebjaoui, Chentouf, Amar Ouzegane (secrétaire génénral du PCA), et Abdelmalek Temmam, dont le nom apparaît dans certains documents. Les idées et les mots se bousculent dans la tête d'un Merdaci qui dévisse : «Dans les médias, la presse, les gens parlent, écrivent avec une focalisation sur la personnalité de Abane Ramdane (…). Il faut rappeler que le Congrès de la Soummam a réuni d'éminents dirigeants du mouvement national, tous issus de la même matrice politique. Krim, Ouamrane, Abane, Ben M'hidi, Zighoud et Bentobbal. Et les six ont débattu lors de ce Congrès. Des débats extrêmement durs, notamment sur les questions de la violence politique, sur le bilan de l'offensive du Nord-constantinois. Les dirigeants du Nord-Constantinois s'étaient opposés à l'ensemble des propositions défendues par Abane et Ben M'hidi. Pourquoi ? Parce qu'ils considéraient que ces propositions ne correspondaient pas à l'étape de maturation de la résistance. A l'interruption des travaux, les débats vifs se poursuivaient et cela a duré jusqu'au 11 septembre. Mais quand la sanction politique du Congrès arrive, à savoir adapter les décisions organiques au texte, Zighoud Youcef approuve la Charte et la désignation de la direction tout en disant vouloir rester à la tête de la Zone II et ne pas figurer dans le nouvel organigramme de la direction.» Le Congrès de la Soummam a changé complètement le visage de la résistance. «Au lendemain du Congrès, le FLN cesse d'être un sigle et devient une institution politique avec ses organes et son programme. En plus de cela, et j'insiste, un changement de socle par rapport au 1er Novembre s'est opéré. Le 1er Novembre est un produit des enfants du PPA-MTLD et sa branche du CRUA. Le FLN de la Soummam a élargi le socle de sa direction en intégrant les UDMistes de Ferhat Abbas, les islamistes Oulémas et les Centralistes PPA-MTLD qui avaient déjà rejoint la résistance avant le Congrès. Le Fln est donc passé de sa matrice fondatrice PPA-MTLD-OS à une véritable construction frontiste.» Du point de vue strict de l'histoire distanciée, loin du procès fait à Abane, précise l'universitaire, «Abane a été l'un des interprètes les plus géniaux de la proclamation du 1er Novembre (…) en transformant le FLN en véritable mouvement politique d'essence frontiste.» «Abane, otage de calculs politiciens» Merdaci déplore que Abane Ramadane, ce «grand dirigeant» du Front de Libération Nationale soit «prisonnier aujourd'hui encore d'une vision caricaturale, de calculs politiciens sans rapport avec la période de la guerre». «La charte de la Soummam ne pose pas le problème de la laïcité dans l'Algérie de 2016. Elle ne pose pas le problème de la légitimité du pouvoir après l'indépendance. Par contre, elle pose le problème de comment mobiliser l'opinion, comment imposer à la France la négociation pour l'indépendance.» «Beaucoup ont polarisé sur les principes du primat du politique sur le militaire, de l'intérieur sur l'extérieur. Je dis que c'est quelque part le Congrès de la Soummam qui a inventé l'Armée de libération nationale.» Quid du primat de l'intérieur sur l'extérieur ? «Pareil, estime Merdaci. L'intérieur renvoie à l'Aln et à son organisation civile (OCFLN). Le comble, et c'est un constat, c'est que le cours de l'histoire a été pour l'essentiel modifié par les militants qui sont à l'extérieur. Comme conséquence à la grève des huit jours, la direction de la Révolution, dont Abane, a été contrainte à aller à l'extérieur. Est-ce que ce transfert a diminué de la qualité des membres de cette direction ? C'est une question. Je dis qu'il ne faut pas confondre le cours de la guerre d'indépendance avec ce qui s'est passé durant et après l'été 1962. (…) Il ne faut pas plaquer les fantasmes et le trauma de 1962 sur la complexité d'une guerre menée dans des conditions précaires, de souffrance.» LE CAIRE ET LA MORT POLITIQUE DE ABANE L'historien fait un crochet par l'Egypte. «On parle très peu du Congrès du Caire d'août 1957. Le CNRA s'était réuni alors que cela était entaché d'irrégularités : le quorum n'étant pas atteint, on avait procédé par cooptation. Le congrès du Caire était considéré comme une revanche novembriste contre les tenants de la Soummam. Nous sommes revenus en quelque sorte aux sources de Novembre en remettant en cause l'essentiel de la Plate-forme de la Soummam, et, du coup, Le Caire signera la mort politique de Abane Ramdane. On est dans la réaction thermidorienne (période suivant la chute de Robespierre, ndlr).» Après Le Caire, Abane a été chargé d'animer le journal El Moudjahid. Si Abane est politiquement mort en août 1957, qui a intérêt à le liquider physiquement, s'interroge ingénument le professeur d'histoire. «Quand Abane est sollicité pour régler un différend au Maroc, il s'exécute. C'est emblématique de la culture du militant nationaliste. Il y est allé, en militant discipliné, à la rencontre de sa destinée, la mort. Ce militant discipliné, je le dis plus humainement que politiquement, à qui on tresse des lauriers, qu'on désigne comme étant l'architecte de la Révolution, il faut saluer son engagement pour l'Algérie.» L'historien Fouad Soufi apporte de l'eau au moulin du professeur constantinois. La thèse avancée par Soufi qui n'emprunte en rien au registre de l'insolite — attribue à Larbi M'hidi le statut de «protecteur» de Abane Ramdane. «Parfois, dit-il, on veut bien rappeler que le Congrès de la Soummam fut présidé par Larbi M'hidi car souvent on a l'impression que c'est Abane qui a tout fait. Et si Abane s'en est sorti sur ses pieds de ce Congrès, c'est grâce à Ben M'hidi. C'est lui qui calma Zighoud lorsque celui-ci a été critiqué par Abane pour avoir ordonné l'offensive du Nord-Constantinois, qui calma Krim et Amirouche au sujet de la fameuse Nuit rouge, et qui calma Ouamrane (...)». Les euphémismes et les non-dits du professeur Merdaci s'effilochent. Soufi poursuit : «Le jour de l'assassinat de Ben M'hidi, c'est la boîte de Pandore qui s'ouvre. Abane s'est retrouvé seul, écarté, et c'en fut terminé pour lui.»