Trois documentaires, cela commence à faire une petite carrière ? Oui, mais avant de commencer un nouveau film, on se demande quand même toujours si on continue. C'est la question que je me pose à chaque fois. C'est dur le cinéma. En tout cas avec ce film Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans, vous avez le pied à l'étrier. Vous êtes bien dedans... Oui, je suis dedans, mais cela ne me donne pas forcément de quoi vivre. C'est le problème. Lorsque vous avez démarré ce film, aviez-vous senti que ce serait un témoignage rare sur les femmes dans la Révolution ? Lorsque j'ai rencontré Eveline Lavalette, j'avais en face de moi une femme absolument exceptionnelle par sa droiture, son intégrité, la clarté de son engagement. J'ai rencontré quelqu'un d'engagé, dont la vie se confondait avec l'engagement. Une femme qui faisait ses choix sans ciller et qui était entière. En même temps, une femme qui sentait bien à chaque fois dans quoi elle mettait les pieds. Quand elle s'est engagée au côté du FLN, elle était jeune, la vingtaine. Déjà, avant la guerre, elle s'est placée du côté des Algériens pour l'égalité des droits. C'est l'engagement d'une jeune femme consciente de ce qui se joue et des conséquences pour elle. Comment avez-vous rencontré Eveline Safir-Lavalette qui d'ailleurs est décédée avant que le film n'aboutisse ? J'ai trois producteurs pour ce film. C'est mon producteur algérien qui m'a proposé de le faire. Khalid Jilali avait vu à Oran mon premier documentaire, La langue de Zahra. Il cherchait quelqu'un pour réaliser ce projet. Au début, je n'étais pas très partante, car c'était un film de commande. Je n'avais pas spécialement envie de cela juste après un premier film. J'ai quand même voulu la rencontrer. Mon producteur est engagé depuis longtemps dans la collecte de la mémoire des combattants de la Guerre d'Algérie. J'ai accepté. Dès ma première rencontre avec Eveline, j'ai eu envie de faire le film.
Deux autres femmes sont interviewées dans le film : Alice Cherki et Zoulikha Benkaddour. Comment cela s'est-il produit ? J'ai eu cinq jours d'entretien avec Evelyne Lavalette. Systématiquement, elle énonçait plusieurs noms de gens qu'elle avait côtoyés, rencontrés pendant la guerre. Pour elle, c'était difficile d'être là, seule face à la caméra, alors que nous étions parties au début sous forme de huis clos. C'était de son point de vue compliqué puisque, selon ses propos, comme tous les acteurs et toutes les actrices de la Guerre d'Algérie, c'est une affaire collective. On n'a pas fait évoluer le projet mais, lorsqu'elle est morte, j'ai discuté avec Anne Lacour qui a monté le film pour voir comment restituer cette dimension du collectif, tout en laissant Evelyne au centre du film. C'est là qu'on a recherché des photos et je suis allée voir d'autres personnes. J'ai alors rencontré Zoulikha Bekaddour, une femme absolument incroyable avec une indignation permanente à ce qui l'entoure du monde politique algérien. Et à l'état du pays aujourd'hui. Avec Eveline, elles ont été amies jusqu'au bout. Pour Zoulikha, c'était important de rendre hommage aux Européens d'Algérie, la plupart enfants de colons, qui ont pris fait et cause pour l'indépendance de l'Algérie. Ensuite, j'ai rencontré Alice Cherki, la psychanalyste. Sans forcément la filmer au départ, je voulais discuter avec elle de la notion de silence, des traumatismes et des combattants et des descendants de colonisés puisqu'elle a beaucoup travaillé là-dessus, notamment avec Franz Fanon. Alice Cherki est une Algérienne engagée. J'ai alors eu envie qu'elle parle dans le film de cette époque. Donc vous êtes passée d'un film à une voix à un film à trois voix ? Oui, c'est bien ça ; avec une figure centrale qui est Evelyne. Une dame qui n'avait pas vraiment l'habitude de s'exprimer, comme l'avez-vous convaincue ? Elle était en train de finir un manuscrit dans lequel elle racontait sa vie. Juste Algérienne est paru aux éditions Barzakh. Elle y reprend de la poésie en prose, écrite pendant ses années de détention. Un très beau livre. En réalité, entre nous un climat de confiance s'est instauré. Je n'allais pas lui chercher les sales histoires de la guerre, en fait. Même si je peux porter en toute modestie un regard critique sur la manière dont cette guerre s'est déroulée, il n'empêche que, pour moi comme pour elle, il est impossible de remettre en question la légitimité de ce combat. C'est trop important. On sait qu'il y a un courant révisionniste qui cherche des histoires dans la famille algérienne, comme les assassinats, les horreurs. Cela pour «délégitimer» la guerre. Pour Eveline, il était hors de question de rentrer dans ce débat. Elle a compris que ce qui me préoccupait, c'était d'interroger le silence. On connaît ça au niveau des nations comme des familles, genre secret que tout le monde sait, mais dont personne ne parle. Il y a le silence politique sur les traumatismes des unes et des autres. Les silences sont multiples. Ils sont de sources différentes, mais ils ont la même portée. Pour Eveline, je voulais savoir pourquoi elle s'était tue. Eveline a-t-elle pu voir quelques rushes du film ? Non, hélas, et c'est mon regret. Elle n'a rien vu de ce que j'ai tourné sur elle et c'est vraiment dur. Peut-on revenir sur vos deux précédents films : La langue de Zahra et Les gracieuses ? Outre d'être consacrées à des femmes, le point commun entre les trois réalisations est l'Algérie. Vous sentez-vous plus Algérienne après ces trois films ? Non, pas vraiment. En fait, la seule patrie que je revendique, c'est celle de l'émigration. C'est ma culture. Je viens de là, je la porte et je la trouve jubilatoire même si c'est compliqué parfois. Je ne me sens pas capable de dire que je suis Algérienne, alors que j'ai vécu quarante ans en France et en même temps, je suis incapable de dire que je suis Française, alors que je suis née en Algérie où j'ai passé les six premières années de ma vie et que ma famille est ancrée dans ce pays et surtout dans une terre qu'est la Kabylie. Une région qui porte une histoire et une culture très fortes. Pour l'Algérie, je pense à cette grande page d'histoire de la résistance qui a été écrite et qui nous est léguée. Concernant les jeunes filles que vous faites parler dans Les gracieuses, on voit leur attachement à l'Algérie. C'est une nécessité pour elles ? Elles ont grandi dans l'immigration en France et sont attachées à l'Algérie mais elles ont surtout une phrase qui m'a émue et a résonné dans ma tête assez longtemps, lorsque l'une d'elle dit : «Nous sommes les enfants du FLN.» J'ai eu les larmes aux yeux, cela veut dire que cette histoire est toujours présente, comme elle l'était en moi lorsque j'ai commencé le film sur Eveline.