Une balle dans une nature morteD'un gabarit imposant, le visage étonnamment serein barré d'une grosse moustache, Salah Outekhdidjet, est un monument. A lui seul, l'homme est une monographie parlante de l'histoire de la région, lui qui incarne dans sa chair toute la décennie rouge jijelienne. Salah Outekhdidjet est le propriétaire d'un charmant hôtel qui se trouve à la sortie de Ziama Mansouriah, et surplombant la plage d'El Ouldja. « Chobae est l'appellation romaine de Ziama », explique-t-il. D'ailleurs, dans les allées du jardin plantureux attenant à l'hôtel, vous ne manquerez pas de voir des pierres antiques. « C'est moi-même qui l'entretient », confie M. Outekhdidjet, un véritable homme-orchestre. Dans un coin, un magnifique saule pleureur avec un joli banc à l'ombre de ses branches pendantes. « Jusqu'à présent, je n'ai vu personne se reposer sous ce saule », relève-t-il. Et d'asséner : « La décennie 1990 a porté un coup dur à l'hôtellerie dans la région. » Il en est la preuve vivante comme l'atteste ce détail ô combien significatif : au fond de la réception, un cadre représentant une nature morte. Signe particulier : le tableau porte un impact de balle. La balle d'un fusil de chasse tirée par un terroriste. Derrière, une date : 01/01/1994 à 00h45. « Je suis né en 1954 et j'ai symboliquement tiré la première balle contre le terrorisme dans cette région », lance Salah sans forfanterie aucune. Nous le disions : Salah Outekhdidjet a plus d'une corde à son arc. Hôtelier racé, il est dans le métier depuis 1972. Il a fait Saint-Georges, El Aurassi, l'ex-Mazafran. Il a pris en gérance un hôtel rue Richelieu, à Alger. Il a été chef cuisinier aux Hammadites à Béjaïa. Il a même fait économe dans une base de Sonatrach. En 1984, il divorce d'avec le secteur public pour ouvrir un petit resto dans son patelin de Ziama qui devient très vite un lieu couru en dépit de sa rusticité. En 1987, Salah Outekhdidjet entreprend des démarches pour lancer un investissement touristique. « Je suis né ici, et mon père travaillait sur ces mêmes terres qui appartenaient à une Française. Il avait toujours rêvé de l'acheter. Je l'ai fait un peu pour lui », confie-t-il. Les travaux dureront de 1987 à 1992. Manque de pot, l'inauguration de l'hôtel coïncide avec le début de la violence terroriste. Dans la nuit du 31 décembre 1993, en plein réveillon, un groupe terroriste lance une attaque contre l'hôtel. « J'avais un fort pressentiment qu'ils allaient venir, mais par principe, j'ai résolu de fêter le réveillon z'kara », martèle l'hôtelier résistant. Salah sort son fusil de chasse ainsi qu'un ceinturon et se prépare. « A 00h02, ils ont coupé le téléphone. Un quart d'heure plus tard, mes sept chiens se sont mis à aboyer avec insistance. J'ai compris que c'étaient eux. » S'ensuit une fusillade. L'une des balles devait toucher ce tableau évoqué tantôt. « Je suis monté sur la terrasse et j'ai tiré deux coups. Ils ont pris un coffre avec de l'argent, des papiers, et ont pris la fuite à bord du véhicule d'un client », raconte Salah. Cette attaque sonnait le début d'une guerre féroce contre le terrorisme et ses multiples avatars. « J'ai mis un point d'honneur à continuer à ouvrir et travailler le plus normalement du monde. Les gens s'imposaient un couvre-feu à 16h. Moi, je partais faire la bringue à Tichy et je rentrais chez moi tard la nuit en me disant : ‘'El mout wahda !'' » Le 16 avril 1994, alors que Salah Outekhdidjet se trouvait à Alger, un groupe terroriste a mis le feu à une aile de l'hôtel après l'avoir pillé. « C'était une épreuve très dure mais il n'était pas question pour moi d'abdiquer. Je n'étais pas affecté plus que de raison. Tant qu'on est vivant, c'est l'essentiel », argue-t-il, prenant les choses avec philosophie. « Comme je n'avais pas de clients, j'ai résolu de changer momentanément d'activité. J'ai acheté une cinquantaine de moutons et me suis converti en berger. Je me disais : ‘'Siyaha wella filaha'' (tourisme, sinon, agriculture). » Oui. Pourvu que la roue du destin continue à tourner. Un jour de mai 1994, alors qu'il se trouvait avec un de ses intimes, son ami est assassiné dans son dos. « Là, j'ai quitté Ziama », concède Salah. Il se voit établir d'autorité un visa pour la France dont il n'était guère demandeur, insiste-t-il. Le 15 juin 1994, il débarque à Paris. Il y passera cinq ans. « J'ai vécu dans une misère noire. J'ai fait toutes sortes de petits boulots pour survivre », avoue notre hôte. Pendant ce temps, l'APC s'empare de l'hôtel et y installe une population de déplacés « en leur faisant comprendre que l'établissement était un bien vacant ». En janvier 1999, Salah Outekhdidjet rentre de Paris à genoux. Dans sa besace, 7000 FF en tout et pour tout en guise d'économies. « J'ai trouvé l'hôtel dans un état de dégradation avancé, si bien que je suis revenu au-dessous de zéro », se souvient-il. Loin de se laisser abattre, il se lance un défi : remettre l'établissement sur pied avant la saison estivale 1999 qui pointait. « J'avais appris à Paris le métier de peintre en bâtiment. Ça m'a servi. J'ai repeint l'hôtel moi-même. Je m'étais engagé à l'inaugurer en juillet. Tout le monde me prenait pour un fou, les anciens responsables municipaux me raillaient. » Comme le terrorisme persistait encore en dépit de la trêve unilatérale de l'AIS, l'armée fermait la route dès 19h. Les voyageurs venaient ainsi passer la nuit dans cet hôtel en chantier. Nous pouvons en témoigner pour y avoir fait escale dans ces mêmes conditions. « Cette conjoncture m'a permis de travailler un peu. Au début, je logeais gratis les gens de passage. Après, je prenais 300 DA la nuit, juste de quoi acheter un pot de peinture. Et en juillet 1999, j'ai ouvert comme prévu », exulte l'hôtelier militant. Défi relevé avec brio. Aujourd'hui, l'hôtel, entièrement rénové pour la saison estivale, est une pure merveille que l'on peut conseiller sans complaisance et sans commisération. Salah souligne qu'il ne veut pas du pack alcool-femmes « parce que je sais ce que cela ramène ». « J'ai même essayé de recruter des prostituées en leur offrant un travail honnête. Elles n'en ont pas voulu », ajoute-t-il. « Je préfère manger un petit croûton qu'une grande baguette sale », poursuit-il. Et de conclure : « L'argent ne m'intéresse pas, je veux laisser une histoire. » Lui qui a mangé du pain noir, il peut aujourd'hui se repaître de son joyau, taillé dans la fierté.