Les essuie-glaces de la 403 Peugeot fonctionnent sans arrêt depuis Paris, c'est-à-dire depuis plus de deux heures. Au volant, Gérard Rousseau, trente-neuf ans, ingénieur dans une entreprise de travaux publics, a ralenti l'allure. Bien qu'il ne soit que 6 heures du soir, il a déjà allumé les phares. Il est vrai qu'il fait un temps absolument détestable, ce 28 octobre 1961, et qu'on n'y voit pas à vingt mètres. Gérard Rousseau soupire. Il n'avait aucune envie de partir en week-end chez ces amis qui ont une propriété au bord du lac des Settons, au cour du Morvan. Quand il fait beau, l'endroit est ravissant, mais avec un temps pareil ! Et puis, ce n'est pas le moment. Il a bien d'autres soucis en tête. Gérard Rousseau soupire de nouveau. Logiquement, il ne devrait pas se plaindre. A près de quarante ans, il est le type même de la brillante réussite professionnelle. Cela se lit sur son visage sérieux qui reflète à la fois la santé et l'assurance : l'homme a de la carrure au physique comme au moral. Mais cela n'empêche pas les problèmes. Sans détourner le regard, à cause de la difficulté de la conduite, Gérard Rousseau s'adresse à sa femme, assise à côté de lui : — Il faut que je te parle d'hier soir, Agnès... — D'hier soir ? Tu veux dire à propos du cocktail ? La voix qui vient de lui répondre est charmante légère et mélodieuse, un petit peu enfantine, peut-être. Gérard Rousseau poursuit avec calme : — Oui, c'est cela : à propos du cocktail. La voix mélodieuse prend un ton impatient : — C'était trop beau ! Tu vas évidemment me faire encore des reproches. Chaque fois que je m'amuse, c'est la même chose ! — Agnès, tu es inconsciente ou quoi ? Agnès ne répond pas. Elle le regarde de ses yeux bleus. Son front et le bord de ses lèvres sont barrés de petites rides, comme chaque fois qu'elle est en colère. Cela ne l'empêche pas d'être ravissante. Avec ses cheveux blonds, son visage un peu rond, son teint rose, son corps bien fait de femme qui n'a pas encore atteint la trentaine, elle est tout à fait charmante : une vraie poupée. Oui, ravissante et inconsciente, c'est ce qui caractérise le mieux Agnès Rousseau. Avec un dernier détail cependant : elle mesure un mètre soixante et pèse cinquante-cinq kilos. Un détail ? Non. C'est, d'une certaine manière, tout le sujet de cette histoire. Gérard Rousseau s'exprime d'une voix volontairement patiente : — Ecoute, sur le coup je ne voulais pas t'en parler. Je me suis dit : cela ne sert à rien, elle recommence toujours, quoi que je lui dise. J'ai repensé à cela toute la nuit, mais c'est trop grave... — Eh bien, je t'écoute. Je me suis amusée hier et cela ne t'a pas plu. — Ce n'est pas que tu te sois amusée, c'est la manière. — Parce qu'il y a plusieurs manières de s'amuser ? J'ai beaucoup ri, voilà tout. — Tu as trop ri. — C'est défendu ? Gérard Rousseau prend le ton d'un professeur expliquant pour la dixième fois sa leçon à un élève peu doué. — Ce n'est pas défendu, ce n'est pas recommandé non plus. Tu es trop libre. Quand un homme que tu n'as jamais vu fait une plaisanterie, tu éclates de rire. On n'entend que toi. — Et alors ? C'est ma nature. — Oui, mais cela crée une équivoque. Les gens s'imaginent que... enfin, qu'ils ont leur chance et certains ne se privent pas d'essayer. Cela a encore été le cas hier. — Parce que tu crois que j'ai envie de te tromper ? — Non, ce sont les gens qui y voient du mal. Tu comprends cela ? Pas de réponse. (à suivre...)