Résumé de la 1re partie : 1962, Abel Stoner s?engage pour le Vietnam. Son détachement tombe dans une embuscade, il eut l?impression de mourir. Pour piller des cadavres, il faut n'avoir peur de rien... Celui-là, pourtant, doit sursauter, au moment où la main qu'il essaie de dépouiller s'accroche à lui avec force ! Abel Stoner n'est pas mort. Il se souvient qu'à ce moment, une courte lutte s'engage entre lui et le pilleur. Une lutte dérisoire, chacun voulant se dégager de l'emprise de l'autre. Finalement, le pilleur s'enfuit. Un long temps s'écoule. Fait-il nuit, fait-il jour ? Les yeux d'Abel Stoner embués par la terre et le sang, ne le distinguent pas. Il ne peut dire au bout de combien de temps il se retrouve hors du charnier. Ce dont il est sûr, c'est qu'il n'en est pas sorti tout seul. Personne ne peut marcher avec quatre balles dans les jambes, une dans l'épaule et la dernière dans la tête. Il sera incapable, plus tard, de se souvenir de ce qui s'est passé. Mais si, à ce moment-là, il ne peut pas marcher, c'est que quelqu'un le transporte. Et ce quelqu'un ne peut être que le même qui, tout à l'heure, voulait le dépouiller. Ami ou ennemi ? Ami plutôt. Sinon pourquoi transporter sur trois kilomètres à travers le marais ce mort-vivant sur le dos ? Un ennemi l'aurait achevé ou simplement abandonné. Il faut se résoudre à penser que ce pilleur de cadavres est un Américain, que le remords ou la peur des conséquences pousse à sauver Abel Stoner. L?entreprise est insensée, car il paraît évident que le maigre petit Abel ne survivra pas. Peut-être le pourrait-il s?il se réveillait dans un hôpital, entouré de chirurgiens, d'infirmières, de sérum et d'antibiotiques. Ou au moins dans une infirmerie de campagne. Au lieu de cela, Abel Stoner ne va découvrir qu?une nouvelle antichambre de la mort. En réalité, l'homme qui croit le sauver est en train de prolonger son agonie. Cette fois, il fait nuit, Abel en est sûr. Il est dans une cabane, couché à même le sol et deux ombres au-dessus de sa tête. Ces chuchotements sont une dispute, un affrontement entre l'homme qui vient de le porter jusque-là et l'occupant de la cabane. Abel veut parler, il n'y parvient pas. Tout son visage est enflé, sa mâchoire est brisée par une balle. Il n'arrive qu'à émettre une succession de sons rauques. L?une des ombres disparaît. Abel ne la reverra plus jamais. L'autre se penche sur lui. C'est une vieille femme, jaune, ridée, un masque impassible, des yeux sans vie, une bouche édentée d'où sortent des mots incompréhensibles. A ce moment-là seulement, Abel Stoner se rend compte qu'il n'est pas mort sous les balles, enterré dans la boue, mais qu'il s'apprête à mourir dans une cabane perdue dans la brousse, devant une vieille femme qui ne peut rien pour lui. Approximativement, le cauchemar dure depuis une dizaine d'heures. Il va durer encore trois semaines et personne ne peut imaginer dans quelles conditions. Abel Stoner lui-même ne pourra expliquer ce qu'il a vécu pendant tout ce temps. Ce qui pousse un homme à survivre quand tout est réuni pour le faire mourir, n'a pas de nom. On ne peut l'appeler qu'instinct de conservation et le mot est vague, d'autant plus que cet instinct ne joue pas pour tout le monde. Les plus forts, les plus courageux, les plus intelligents, les plus résistants ne l'ont pas toujours. Pour Abel Stoner, un mètre soixante-cinq, soixante kilos, cet instinct se résume en quelques mots : «Je ne voulais pas mourir.» Tout le reste est incompréhensible. Il faut se représenter très exactement dans quel état physique se trouve Abel Stoner. Il ne peut ni parler, ni bouger et son esprit ne fonctionne que par bribes. Beaucoup plus tard, il s'acharnera à rassembler des souvenirs brumeux. Pendant trois semaines, sa survie ne sera qu'une succession d'impressions vagues, de réalités fiévreuses : de courtes périodes de conscience succèdent à des comas indéterminés. Abel Stoner voit et ressent pendant quelques minutes, puis c?est le grand trou noir et ainsi de suite. Pendant qu'il voit, d'ailleurs, il ne voit guère que la vieille femme accroupie à ses côtés, qui le regarde sans mot dire quand il ressent, c'est une douleur effroyable, jamais la même, qui se promène de son ventre à sa tête. (à suivre...)